Uta Hinz, Gefangen im Großen Krieg. Kriegsgefangenschaft in Deutschland 1914-1921, Essen (Klartext), 2006, 392 S. ISBN 3-89861-352-6, EUR 32,00.
« Prisonniers pendant la Grande Guerre, la captivité de guerre en Allemagne, 1914-1921 » est tiré d’une thèse rédigée par Uta Hinz sous la direction de Gerd Krumeich. Cette thèse a été soutenue en 2000 à l’université de Fribourg. Dans son introduction, Hinz rappelle que, entre 1914 et 1918, 6,5 à 8,5 millions de soldats ont été faits prisonniers de guerre dans les différents pays belligérants (p. 9-12). On conçoit aisément qu’ils aient pu constituer un enjeu symbolique, militaire et économique de première importance. Hinz justifie sa recherche en insistant sur le désintérêt de l’historiographie pour les prisonniers de guerre qui constituèrent pourtant, singulièrement en Allemagne, un facteur déterminant de la conduite de la guerre. Pendant toute la durée de celle-ci, en effet, le traitement des prisonniers de guerre dans les camps allemands représenta un élément important du débat international sur « l’humanité et la barbarie ». Le sujet resta très sensible jusqu’au début des années 1930 avant de sombrer dans l’oubli (p. 15). Hinz explique que, récemment, le sort des prisonniers de guerre a fait l’objet d’un « énorme regain d’intérêt », à partir notamment des recherches sur le travail forcé pendant la Deuxième Guerre mondiale (p. 16). Mais les historiens anglo-saxons, allemands et français qui se sont penchés sur le sort des prisonniers pendant la Première Guerre mondiale sont parvenus à des conclusions divergentes : certains rejettent l’idée de continuité entre la Première et la Deuxième Guerre mondiale, d’autres, en revanche, comme Annette Becker (Oubliés de la Grande Guerre, 1998), n’hésitent pas à considérer les conditions de l’emprisonnement comme un signe annonciateur des pires catastrophes de la Deuxième (p. 21). Hinz se propose d’étudier si, au niveau des prisonniers, la Grande Guerre peut véritablement être définie comme « une guerre d’un genre nouveau, spécifiquement moderne, qu’on devrait considérer comme la dernière étape avant la guerre totale de 1939-1945 » (p. 23). Elle affirme clairement que le modèle de la totalisation de la guerre lui paraît limité et problématique (p. 26). C’est ce qui l’amène à replacer la question d’une continuité dans le traitement des prisonniers de guerre en Allemagne entre la Première et la Deuxième Guerre mondiale à partir des normes et des traditions du 19e siècle en la matière (p. 29). Elle se propose aussi d’étudier de près si les prisonniers de guerre « étaient traités avant tout comme des hommes, des soldats ou des ennemis » (p. 27). Hinz a délibérément choisit de laisser de côté le problème des civils alliés internés en Allemagne, pour se concentrer aux 2,5 millions de prisonniers de guerre retenus captifs dans ce pays à la fin de la guerre. Elle s’est particulièrement intéressée aux Russes, qui constituaient deux tiers du total des prisonniers de guerre, et aux Français, qui venaient en seconde position avec un demi million de prisonniers environ, évoquant plus rarement le sort des prisonniers de guerre britanniques, italiens, belges, roumains, serbes, américains, portugais, grecs, monténégrins, japonais et même brésiliens (p. 32).
Pour mener son enquête, Hinz s’est essentiellement appuyée trois types de sources : les statistiques et rapports concernant les prisonniers de guerre alliés conservés dans les archives allemandes ; les textes de propagande et de contre-propagande relatifs aux camps de prisonniers, publiés en Allemagne et dans les pays alliés ; les rapports au sujet des camps de prisonniers, rédigés, pour la plupart en français, par des observateurs de pays neutres appartenant au Comité international de la Croix-Rouge.
Hinz a divisé son texte en quatre parties. Elle étudie dans la première partie « le droit de la guerre et la question des prisonniers avant 1914 » (p. 43-70). Elle s’attache aux dispositions relatives aux prisonniers de guerre des conventions de La Haye de 1899 et 1907, ainsi qu’au Règlement militaire publié par l’armée allemande en 1902 qui semblait accorder en la matière une priorité aux « nécessités de la guerre » (Kriegsraison). La question des prisonniers n’apparaissait pas déterminante avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale car, explique Hinz : « Jusqu’en 1914, prévaut l’idée que dans une guerre future, le nombre des prisonniers de guerre et le montant des dépenses nécessaires à leur prise en charge ne dépasseront pas ceux de 1870-1871 » (p. 70).
Dans la deuxième partie, Hinz étudie « L’organisation, la structure et le développement du système des camps entre 1914 et 1918 » (p. 71-137). Elle consacre une dizaine de pages particulièrement intéressantes aux efforts développés par l’Allemagne pour améliorer l’image de la vie dans les camps grâce à l’organisation d’activités culturelles (p. 113-123). Elle signale que l’exercice de la liberté religieuse a été assuré pour les soldats alliés chrétiens, juifs ou musulmans prisonniers en Allemagne : dans certains cas, l’administration des camps a même pallié l’absence de curés ou de pasteurs parmi les prisonniers en faisant appel à des Allemands (p. 113). Le souci des âmes n’excluait pas l’organisation de matchs de football, la mise en place de journaux du camp, d’universités du camp ou d’orchestres du camp (p. 117-119). Il va de soi que ces loisirs étaient « volontiers documentés » par l’administration des camps qui présentait ainsi une vision idyllique de la vie des prisonniers (p. 122). Dans le cours de cette deuxième partie, Hinz détermine trois phases principales dans l’histoire des camps de prisonniers : 1914-1915, 1915, 1915-1918. En 1914, le gouvernement allemand est convaincu de mener une guerre courte et il fait preuve d’une impéritie dont les conséquences sont parfois dramatiques : de nombreux prisonniers de guerre sont installés dans des baraquements de fortune dépourvus d’installations sanitaires, ils y dorment à même le sol, certains passant même l’hiver 1914-1915 sous des tentes (p. 100). En 1915, l’improvisation complète fait place à une certaine rationalisation qui se traduit par une humanisation du sort des prisonniers (p. 137). Cependant, l’amélioration de leur traitement est toute relative et, surtout, provisoire : le système concentrationnaire allemand donne dès 1915 les signes d’une déréliction qui s’accentue au fur et à mesure que la guerre s’éternise.
Hinz étudie de très près tous les aspects de la vie dans les camps, dans une troisième partie intitulée « Le traitement des prisonniers de guerre en 1914-1918 : continuité, radicalisation, totalisation ? » (p. 139-318). La discipline et les punitions sont étudiées d’un point de vue militaire, juridique et idéologique (p. 141-169). Hinz s’intéresse aux tentatives d’évasion dont on s’étonne que 67.565, sur 313.400, aient été, selon les statistiques officielles, couronnées de succès (p. 176). L’auteur rapporte à ce sujet plusieurs anecdotes étonnantes : une jeune fille allemande aurait accepté d’aider un prisonnier à s’évader en échange d’une promesse de mariage ; une autre a été arrêtée à la gare de Stuttgart alors qu’elle s’apprêtait à fuir en compagnie d’un prisonnier déguisé en femme ; une troisième aurait fournit, en échange d’argent et de chocolat, une carte routière à un prisonnier sur lequel furent aussi retrouvé des vessies de porc « qui devaient certainement lui servir, note le rapport de police, à franchir le Rhin » (p. 173-174). Hinz nous apprend que les autorités ne parviennent pas toujours à éviter les « relations non autorisées » entre les civils allemands et les nombreux prisonniers alliés qui travaillent à leur contact quotidien : c’est ainsi que le tribunal militaire de Stuttgart a rendu, en 1917, un jugement selon lequel « un baiser donné par un représentant d’une puissance ennemie, avec laquelle le Reich est en guerre, à une jeune fille allemande, contre son gré, constitue objectivement une offense contre l’embrassée. Car la tolérance du baiser rendrait l’embrassée méprisable et, le cas échéant, même punissable » (p. 197). Hinz évoque ensuite l’alimentation, qui constitue le principal problème des prisonniers : les prisonniers alliés, et en particulier les Français, protestent contre le caractère « fantaisiste » de la charcuterie allemande, contre les harengs salés, contre l’abondance de cumin et de pommes de terres dans tous les plats qu’on leur sert (p. 206). En 1916, la ration journalière de pommes de terre par prisonnier se situait effectivement entre 1,2 et 1,8 kg (p. 213). La nourriture des prisonnier avait toujours été de mauvaise médiocre et d’une désespérante monotonie, elle devint de plus en plus rare lorsque « l’économie du manque » s’imposa dans le domaine alimentaire à l’ensemble de l’Allemagne en guerre. Les prisonniers français, belges ou britanniques complétaient leurs maigres rations grâce aux colis envoyés par leur pays. Quant aux prisonniers russes et roumains qui ne recevaient pas de colis, ils souffraient d’une sous-alimentation chronique d’autant plus grave qu’ils étaient souvent assignés, au sein des commandos de travail, aux tâches les plus pénibles. Hinz fournit de très intéressants tableaux statistiques sur le nombre de morts par nationalité parmi les prisonniers des camps allemands : à l’exception des prisonniers roumains frappés d’un taux de mortalité extraordinairement élevé à cause d’un approvisionnement alimentaire catastrophique, les prisonniers des différents pays furent en moyenne moins de 5% à mourir dans les camps de prisonniers allemands (p. 238-246).
Les prisonniers furent souvent utilisés pour pallier le manque de main d’œuvre. Hinz montre très bien comment, à partir de 1917 au plus tard, les prisonniers de guerre et les civils déportés en Allemagne furent considérés comme une « masse disponible dont le statut dépendait de plus en plus de sa valeur dans l’économie de guerre ». Il est significatif que les autorités militaires allemandes les aient officieusement désignés comme des « abeilles travailleuses » (p. 275). Au cours de la guerre, les prisonniers ont joué un rôle de plus en plus important dans l’agriculture, dans l’industrie et dans les mines allemandes. Certains prisonniers, en particulier des Russes, furent même employés à des travaux militaires, sur le front français en particulier (p. 298). Hinz insiste à juste titre sur le sort méconnu et tragique des prisonniers russes en Allemagne après la signature, le 3 mars 1918, du traité de Brest-Litovsk qui mettait prématurément fin à la participation de la Russie à la guerre (p. 305). Afin de ne pas se priver d’une main d’œuvre devenue indispensable à l’économie de guerre, les autorités allemandes et austro-hongroises refusèrent pratiquement de rapatrier les soldats russes qu’ils avaient capturés.
Hinz ne s’arrête pas à la signature de l’armistice du 11 novembre 1918 mais poursuit son étude du destin des prisonniers de guerre jusqu’à 1921. « Le retour dans leur pays des prisonniers de guerre entre 1918 et 1921 » fait l’objet de sa quatrième partie (p. 319-352). Dès la signature de l’armistice, les prisonniers français se comportent en « prisonniers de guerre vainqueurs », ce qui ne va pose de graves problèmes, compte tenu du chaos qui règne dans les camps comme dans le reste du pays et des difficultés de rapatriement qui s’ensuivent (p. 320). L’Allemagne ne peut effectivement envisager de libérer du jour au lendemain plus de deux millions de prisonniers. Après quelques semaines ou quelques mois, les prisonniers français regagnent cependant leur pays. Quant aux prisonniers russes, leur sort ne s’améliore pas plus après la paix générale qu’après la paix séparée signée entre l’Allemagne et la Russie en mars 1918 : la Russie ne tient pas particulièrement à récupérer des prisonniers dont les tendances politiques sont incertaines et l’Allemagne ne renonce pas à les exploiter. Pendant des années, de nombreux prisonniers russes vivent, en Allemagne, dans ce que Hinz définit comme « une zone grise entre liberté et captivité » (p. 347), dans le cadre d’une « guerre totale s’intensifiant encore après le silence des armes » (p. 351). Hinz explique cependant que les prisonniers russes ne faisaient pas l’objet d’une déshumanisation raciale : ils étaient tout simplement moins bien protégés par le gouvernement russe que les prisonniers français ou britanniques ne l’avaient été par le leur. Le taux de mortalité des prisonniers russes entre le début de la guerre et janvier 1919 (5,06%) dépassait nettement celui des Français (3,19%) mais se situait en deçà de celui des Italiens (5,68%), selon les statistiques fournies par Hinz (p. 238). Ces taux n’ont rien de comparable avec le taux de mortalité des prisonniers russes en Allemagne pendant la Deuxième Guerre mondiale, estimé à 60% (p. 315).
En conclusion, Hinz rappelle que « l’armée allemande ne s’était pratiquement pas préoccupée du problème des prisonniers de guerre avant 1914, d’un point de vue conceptuel ou organisationnel », elle souligne que le système des camps était en fait largement « décentralisé » et insiste sur le fait que « la répartition des captifs à partir de critères racistes qui joua un rôle déterminant pendant la Deuxième Guerre mondiale est presque totalement absente au cours de la Première Guerre mondiale » (p. 356). Dans certains camps, le traitement réservé aux prisonniers russes semble certes témoigner de l’existence d’une « hiérarchie » de fait entre les captifs des différentes nations, mais à aucun moment des mesures différenciées n’ont été planifiées selon des critères raciaux (p. 357). La Première Guerre mondiale marque cependant une certaine rupture : les nécessités de la guerre conduisent les autorités allemandes à une « radicalisation » de la gestion des prisonniers de guerre qui néglige de plus en plus les critères humanitaires. Selon Hinz, c’est l’ensemble des camps de prisonniers mis au service de l’économie de guerre qui, au cours de la dernière année de guerre, évolue « entre les frontières fluctuantes d’une institution militaire et de l’esclavage économique » (p. 361). Le processus de « totalisation » de la guerre n’est pas conduit à son terme en 1914-1918, mais la guerre apparaît bien, « aux yeux des militaires, comme un combat mortel pour la survie ou l’anéantissement, permettant d’étendre la catégorie de la ‘nécessité de la guerre’ aux domaines militaires, politiques, économiques et sociaux » (p. 363).
Pour rédiger son livre, Uta Hinz a eu recours à de nombreuses archives et à des textes rédigés tant en allemand, qu’en anglais et en français. Elle maîtrise apparemment très bien l’historiographie récente de la Première Guerre mondiale dans ces trois langues (on s’étonne cependant, de l’absence de l’ouvrage de George Mosse dans la bibliographie). Ses conclusions intermédiaires sont donc très solidement étayées d’un point de vue scientifique. Le lecteur s’y rallie d’autant plus facilement que ces conclusions sont amenées par des démonstrations précises et très clairement formulées. Les illustrations sont peu nombreuses mais très bien choisies. L’ironie qu’on sent poindre dans le récit de certaines anecdotes ne nuit en rien au traitement d’un sujet austère. En outre, l’auteur conserve toujours à l’égard des autres historiens une sérénité éloignée des polémiques qui agitent souvent le monde des historiens français de la Première Guerre mondiale (cf. Jean Birnbaum, « 1914-1918, guerre de tranchées entre historiens », Le Monde, 10 mars 2006).
Au chapitre des regrets, on peut signaler l’absence d’un index. On peut aussi trouver dommage que l’auteur n’ait pas développé plus longuement les dix pages concernant la vie culturelle des camps. Dans le même domaine, on aurait aimé savoir si la captivité en Allemagne avait laissé une trace, à moyen terme, dans la littérature ou dans le cinéma. L’étude des souvenirs de captivité du général de Gaulle ou d’un film tel que La Règle du jeu permettrait probablement de déterminer dans quelle mesure le souvenir de la captivité en Allemagne a pu être modifié après la guerre. Il était peut-être difficile d’aborder la captivité d’un tel point de vue, culturel, avant qu’une histoire factuelle solide en soit établie. C’est maintenant chose faite avec le livre d’Uta Hintz. A défaut de trancher définitivement le débat sur la continuité entre la Première et la Deuxième Guerre mondiale, l’ouvrage s’imposera certainement par son sérieux et son caractère exhaustif comme une référence indispensable, apte à nourrir des comparaisons avec la situation des prisonniers allemands en France, par exemple, ou avec celle des internés civils en Allemagne.
dimanche 7 février 2010
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