dimanche 7 février 2010

Architecture alpine

TAUT Bruno, Architecture alpine en cinq parties et trente dessins, introduction de Jean-Louis Cohen, Paris, Editions du Linteau, 2005, pages.

C’est en 1919 qu’a été publié, à Folkwang, en Allemagne, Alpine Architektur in 5 Teilen und 30 Zeichnungen des Architekten Bruno Taut (dates?). Près de 90 ans plus tard, cet ouvrage bénéficie d’une traduction en français, publiée par les éditions du Linteau.
En vue de la publication d’Alpine Architektur, Bruno Taut avait réalisé des aquarelles de différentes tailles mais de format vertical, envisageant probablement de les publier sous la forme d’un porte-folio. Ces aquarelles et dessins furent finalement publiés dans un format vertical 33,4 x 39,4 qui imposait une mise en page relativement dense, probablement, précise l’éditeur français, en raison de « difficultés de commercialisation, expédition, mise sur étagères ». La présente édition française adopte un format « homothétique, mais encore plus réduit », « la Fnac et les grandes surfaces […] ne disposant que d’étagères standardisées… » (note de l’éditeur, p. V). L’explication paraît difficilement recevable. Acceptons-la cependant, si la diffusion c’est vraiment à ce prix que l’œuvre de Taut, jamais traduites en français auparavant et disponible en allemand dans … biblitohèque, peut être diffusée dans les « grandes surfaces » culturelles françaises. L’inconvénient inhérent au choix d’un format étriqué est en partie compensé par le fait que chaque folio de l’ouvrage original est présenté sur une double page : à droite, en couleurs, se trouve un fac-simile du folio de l’ouvrage de 1919, sur lequel l’illustration et le texte allemand sont le plus souvent inextricablement mêlés ; à gauche est reproduite, en format réduit, la planche originale de Taut, accompagnée de la traduction du texte en français. Outre une introduction de Jean-Louis Cohen, la version française d’Alpine Architektur se compose donc de trente doubles pages au lieu des 30 folios de l’original.
Architecture alpine se compose de cinq parties : « Maison de cristal », « Architecture des montagnes », « L’aménagement des Alpes », « Aménagement de l’écorce terrestre » et enfin « Aménagement des étoiles ». Ce n’est ni une étude ethnologique de l’habitat traditionnel des régions alpines ni un projet concret d’aménagement du massif alpin. Il s’agit d’une réflexion, théorique et poétique qui se place dans la continuité de l’expressionnisme allemand d’avant-guerre. La date de rédaction de l’ouvrage permet d’en comprendre le ton apocalyptique et messianique. Il a été conçu en 1917, réalisé pendant le printemps et l’été 1918 et publié en 1919, durant une période de deux ans qui a vu la défaite de l’Allemagne et la disparition de l’empire wilhelminien. Taut, plutôt pacifiste, se propose de fournir un projet à même de détourner l’humanité de la guerre qui, selon lui, naît fatalement de l’ennui, « mère de tous les maux ». Et quel projet plus grandiose que celui de construire, au cœur des Alpes, d’immenses palais de verre entièrement dédiés à la beauté, qualité que Taut place « au-dessus de tout », comme il l’indique dans une lettre envoyée à sa femme alors qu’il concevait la publication d’Alpine Architektur (p. IX de l’introduction de Jean-Louis Cohen).
Taut envisage de construire dans les Alpes des « Maisons de verre » (titre de la première partie) exprimant « le désir de bâtir le plus intense, loin des chaumières et des casernes locatives » (folio 3). Ces maisons se composent d’une double enveloppe de verre. L’intervalle entre les deux « peaux », extérieure et intérieure, sert au chauffage et à la ventilation. Chez Taut, la forme vise à la beauté sans suivre impérativement la fonction. L’enveloppe de verre extérieure ne donne pas plus d’indication sur l’intérieur que « l’extérieur du corps humain ne montre les entrailles ». Quant aux « équipements utilitaires », ils sont relégués dans les sous-sols des bâtiments : « l’utile doit se contenter de fonctionner et être le moins visible possible » (folio 4). Taut ne limite pas sa recherche de la beauté à l’architecture des maisons de verre. Il conçoit, dans la deuxième partie de son livre intitulée « Architecture des montagnes », des aménagements de grande ampleur visibles notamment par les « aéronautes » : illuminations des cimes par des projecteurs, insertion de panneaux de verre coloré dans les vallées pour les transformer en « Val de la floraison » (folio 6), polissage des rochers en forme de cristaux gigantesques (folio 7), façonnement de cimes (folio 8), taille d’une cathédrale dans les rochers d’un fond de vallée (folio 11). Après l’architecture et l’urbanisme, dans les première et deuxième parties, Taut aborde dans la troisième partie « l’aménagement des Alpes » en prévoyant des aménagements à une échelle encore plus vaste. Taut affirme que « Grande est la nature, éternellement belle », mais que « admirer béatement, sans agir, est une attitude sentimentale ». Il faut, selon lui, créer avec la nature, « équarrir » et « polir » les formes nées du hasard (folio 12), couvrir les fonds de vallée de cristaux de verre multicolores et fixer sur les sommets des harpes éoliennes (folio 13), ne pas hésiter à « corriger l’horizon » (folio 14). Taut, ambitieux jusqu’à la mégalomanie, envisage comme un projet « délimité et modeste » l’aménagement des régions padanes en commençant par les contreforts du Mont Rose (folio 16). Il reconnaît que ce projet est inutile, mais il lui apparaît d’autant plus nécessaire qu’il est inutile puisque l’utilitarisme conduit à l’ennui et à la guerre. Grâce à l’effort prométhéen de construction de la nature, « l’ennui disparaît, et avec lui la dispute, la politique et le fantôme infâme de la guerre ». Dans la quatrième partie de l’ouvrage, « Aménagement de l’écorce terrestre », Taut délaisse les Alpes et les projets « modestes » pour envisager l’aménagement de sites exotiques tels que les archipels Ratak et Ratik dans les mers australes (folio 22), la cordillère des Andes (folio 23) ou l’île de Rügen sur la côte allemande de la Baltique. Anticipant de plusieurs décennies sur les photographies de la terre prise par les satellites, Taut s’émerveille des paysages lumineux que pourraient offrir des continents entiers (folio 25). Dans la cinquième et dernière partie de l’ouvrage, il dessine une « étoile-grotte avec une architecture flottant dans l’air » (folio 27) et même une « étoile-cathédrale » (folio 26). Ces dernières planches prouvent bien qu’il ne se propose pas tant de fournir des modèles que d’indiquer une direction à suivre. L’Architecture alpine est en fait une utopie, politique autant qu’architectonique, dont Taut admettait que l’exécution serait « assurément d’une difficulté prodigieuse » (folio 10) et le « coût énorme » (folio 18). Face au naufrage de toutes les valeurs humanistes pendant la Première Guerre mondiale, Taut réaffirme cependant la nécessité d’un horizon utopique. Il rêve d’une société idéale où : « Tout n’est plus que travail inlassable et courageux au service de la beauté dans la soumission aux valeurs supérieures » (folio 16). On peut juger naïf ce volontarisme exalté visant à « construire l’architecture du monde » (folio 13). Les dictatures des années 1930 ont abondamment prouvé que la réalisation de projets pharaoniques, si elle pouvait contribuer à la relance d’économies en crise, ne suffisait pas à détourner durablement les peuples de la guerre. Qu’il suffise de citer à ce sujet, en restant dans le domaine de « l’architecture alpine », les réalisations d’Albert Speer pour Hitler à Berchtesgaden, dans les Alpes bavaroises. A d’autres égards, l’œuvre de Taut apparaît visionnaire : il fait très souvent référence aux avions et affirme que « la vue aérienne transformera sensiblement l’architecture, et aussi les architectes ». Ses projets d’aménagement d’îles ou d’étoiles ont peut-être influencé les courants utopiques de l’architecture postérieure à 1945. L’introduction de Jean-Louis Cohen ne le précise pas, pas plus qu’elle ne replace véritablement l’ouvrage dans l’histoire de l’architecture du verre. Cette introduction omet également de fournir des éléments biographiques fondamentaux au sujet de Taut et de sa carrière (les dates de sa naissance et de sa mort ne sont pas mentionnées), renvoyant les lecteurs à l’introduction biographique rédigée pour la publication, en 2004, chez le même éditeur, de l’œuvre de Taut intitulée Une Couronne pour la ville. L’introduction est cependant très intéressante, replaçant l’œuvre de Taut dans le contexte littéraire du Berlin de l’avant-guerre et fournissant toutes les références nécessaires à l’approfondissement de ses conceptions. On ne peut que se réjouir que l’Architecture alpine, figurant en bonne place dans les histoires de l’architecture mais introuvable dans les collections publiques françaises soit enfin rendue accessible aux lecteurs français dans une édition bilingue soignée.

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