Sigfried GIEDION, Construire en France, construire en fer, construire en béton, Paris, Éditions de La Villette, 2000, 128 p.
Dès 1928, l’historien suisse Sigfried Giedion (1888-1968), futur auteur de Espace, temps, architecture (1941), s’était intéressé au rôle joué par les nouveaux matériaux de construction dans l’histoire de l’architecture depuis les débuts de la révolution industrielle.
La matière historique de son étude est puisée aux meilleures sources (nombreuses illustrations et citations extraites de la Revue générale d’architecture et de l’Encyclopédie d’architecture pour le XIXe siècle, plans communiqués par les architectes et photographies originales pour la partie contemporaine). Cependant Construire en France, construire en fer, construire en béton ne s’inscrit pas véritablement dans la tradition de l’histoire de l’architecture universitaire. Giedion, qui allait bientôt devenir le secrétaire des CIAM (1928-1956), était historien, mais aussi critique engagé, compagnon de route du mouvement moderne, et grand admirateur de Le Corbusier.
Dans son histoire de la construction, Giedion attribue à la France un rôle central et paradoxal. De 1830 à l’époque contemporaine (les années 1920 pour Giedion), la France tient, selon lui, une place majeure dans l’innovation technologique : les ingénieurs français sont à la pointe des techniques constructives grâce à la qualité des grandes écoles scientifiques. Mais la pesanteur de la tradition académique empêche selon Giedion les architectes, accablés de références historiques, de tirer profit des inventions dont l’usage est restreint aux travaux publics et aux constructions industrielles.
Giedion distingue trois époques. Le XIXe siècle invente des matériaux, mais l’Académie, dernier vestige d’un « féodalisme figé », accusée de « sadisme artistique », parvient à limiter l’utilisation de ces matériaux en bridant l’imagination des architectes les plus audacieux (La Brouste, Horeaux,…). Les bons constructeurs se recrutent surtout dans les rangs des ingénieurs alors qu’en architecture domine la « crasse décorative ». On reconnaît la théorie, devenue classique (mais actuellement en voie de péremption), d’un antagonisme fondamental entre architectes et ingénieurs. Une deuxième époque est marquée par les pionniers du « Nouveau construire » : de Baudot, creusant le sillon tracé par La Brouste, permet l’émergence d’architectes qui sont d’authentiques constructeurs mais ne parviennent pas à s’émanciper complètement de la tradition académique (Tony Garnier et Gustave Perret en tête). Enfin, dans les années 1910-1920, une nouvelle génération d’architectes, parmi lesquels Henri Sauvage, Robert Mallet-Stevens et surtout Le Corbusier, annonce l’aube de temps nouveaux marquant l’écrasement d’une académie moribonde et le triomphe du modernisme.
Sur le fond, Giedion se montre parfois très allusif : le nom de Viollet-le-Duc, grand absent des chapitres portant sur le XIXe siècle, est à peine cité en passant. Il semble parfois un peu naïf : le seul exemple de plan régulateur qu’il fournit, au cœur d’un chapitre sur Le Corbusier, est tiré d’un projet de Lavezzari, de 1877, pour une prison…. Mais il est souvent clairvoyant : il décèle déjà chez Le Corbusier « la capacité de simplifier les données de façon lapidaire, au point que cela peut parfois devenir dangereux ». Il ne passe pas sous silence les contradictions corbuséennes ainsi que le danger d’ « esthétisme » qui guette l’architecte. Il souligne aussi l’importance des références classiques dans l’œuvre de Perret.
Marqué par l’influence de Le Corbusier, Giedion l’est aussi par sa formation d’ingénieur (il est diplômé de l’école technique de Vienne en 1913) : pour lui, le béton armé est essentiellement une conception de « laboratoire ». On perçoit bien l’écueil de sa démarche téléologique, réduisant le XIXe siècle à une lutte, perdue d’avance, entre une Ecole des Beaux-arts forcément réactionnaire et une École polytechnique incarnant le progrès en marche. Aussi bien, soixante-dix ans après sa publication, Construire en France vaut plus comme essai d’histoire immédiate sur les sources historiques du modernisme que comme jalon de l’histoire des matériaux.
Quant à la mise en œuvre de ce matériau historique, elle est aussi sophistiquée que dans les ouvrages contemporains de Le Corbusier (Vers une architecture, 1923, ou Urbanisme, 1925). Les textes de Giedion sont confrontés à de nombreuses photographies, la mise en page d’inspiration constructiviste revenant à Moholy-Nagy. Giedion accorde à l’image un rôle déterminant dans sa démonstration, l’ouvrage étant d’ailleurs destiné aux architectes plutôt qu’aux étudiants en histoire. S’il évite l’emphase corbuséenne, ce bréviaire du modernisme, récapitulant les errements passés, indique aussi la direction à suivre, se veut prospectif sinon prophétique.
Cette valeur de manifeste moderniste est particulièrement mise en valeur par le parti de rééditer l’ouvrage en fac-simile. Le texte original est enrichi d’une bibliographie et d’une introduction de Jean-Louis Cohen qui replace l’ouvrage dans la production de Giedion et en retrace la fortune critique, ou plutôt, concernant la France, l’infortune critique, puisque la 1e édition française de l’ouvrage date seulement de 1965 !
Nicolas Padiou
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