dimanche 7 février 2010

Vom kollektiven Gedächtnis zur Individualisierung der Erinnerung

WISCHERMANN Clemens (Hrsg.), Vom kollektiven Gedächtnis zur Individualisierung der Erinnerung. Studien zur Geschichte des Alltags 18, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2002, 204 p.

De la mémoire collective à l’individualisation du souvenir est le 18e volume de la collection d’Etudes d’histoire du quotidien dirigée par Hans Jürgen Teuteberg et Peter Borscheid. La publication de ce recueil a été dirigée par Clemens Wischermann. Le recueil se compose d’un avant-propos de C. Wischermann, de huit textes, d’une orientation bibliographique et de notices biographiques rédigées par les auteurs eux-mêmes.
A l’exception de C. Wischermann, tous les auteurs appartiennent à la même génération (ils sont nés entre 1962 et 1971). Ils ont tous participé aux travaux d’un groupe de recherche de l’université de Constance fondé par C. Wischermann et, pour certains d’entre eux, à la première publication qui en avait résulté en 1996, constituant le 15e volume des Etudes de l’histoire du quotidien, paru sous le titre La Légitimité du souvenir et la science historique. Il s’agissait alors de poser le « souvenir » comme catégorie historique, en face, ou en tout cas aux côtés de la notion de « mémoire », étudiée en Allemagne par Aleida et Jan Assmann et, parallèlement, en France, par les auteurs des Lieux de mémoire publiés sous la direction de Pierre Nora. La démarche, ici poursuivie, reposait déjà sur le postulat que, depuis le début du 20e siècle, le rapport au passé des individus se construit de plus en plus en fonction d’une « compétence à se souvenir » personnelle et non plus par rapport à une communauté mémorielle globale (avant-propos de C. Wischermann, p.7).
Dans son propre texte, « Collectif, générations ou individu comme fondement de construction de sens à travers l’histoire : réflexions préliminaires », C. Wischermann examine le rôle de l’histoire de la seconde Guerre mondiale dans la mémoire allemande depuis la réunification, notamment au niveau de la « transmission intergénérationnelle » (p. 13). Il en déduit que le 20e siècle a été entièrement marqué par « une concurrence entre des écritures collectives et des écritures personnalisées du passé » (p. 22). Il affirme en conclusion que « La science historique accompagnera le changement de paradigme dans le lien entre présent et passé, décrit sous le nom d’individualisation du souvenir, si elle veut, à l’avenir, atteindre les individus et contribuer à la construction des conceptions individuelles et sociales » (p. 23).
Le premier texte, d’Uta Rasche, porte sur « L’iconographie historique dans le milieu catholique sous l’Empire : concurrence et parallèle à la mémoire nationale ». U. Rasche montre bien de quelle manière une mémoire catholique se construit dans la deuxième moitié du 19e siècle en réaction à l’exclusion des références catholiques au sein de la mémoire nationale à dominante protestante. Elle s’attache en particulier à la figure de saint Boniface, évangélisateur de l’Allemagne, opposé par les catholiques au héros national Hermann le Chérusque, vainqueur des Romains (et donc du pape dans une vision nationale et protestante). Elle conclut son texte prudemment : « Il existe donc des frontières mémorielles, qui courent parallèlement aux frontières des milieux sociaux. Reste à déterminer si les milieux se constituent en raison d’une conception collective du passé efficacement transmise ou si la construction d’une mémoire collective présuppose de son côté l’existence d’une société plus ou moins stable clairement définie » (p. 52). Miriam Gebhardt a porté ses recherches « Sur la psychologie de l’oubli : l’antisémitisme dans les autobiographies juives avant et après 1933 ». Elle insiste sur le fait qu’avant 1933 la plupart des Juifs allemands nient l’antisémitisme ou en minimisent l’importance en en limitant les manifestations à des périodes reculées ou à des Juifs peu assimilés (p. 55). Après 1933 deux attitudes se font jour : certains Juifs allemands persistent dans leurs autobiographies à affirmer l’harmonie des relations entre Juifs et Allemands jusqu’à la prise du pouvoir par les Nazis, 1933 marquant dans cette perspective un tournant décisif ; d’autres auteurs réinterprètent au contraire la phase antérieure à 1933 à la lumière de l’antisémitisme nazi, qui ne serait qu’une exacerbation de l’antisémitisme allemand ayant existé de tout temps. M. Gebhardt remarque que : « Les historiens ne sont pas les seules victimes des mécanismes de réinterprétation de la mémoire collective », avant de conclure que : « La tentative de la part des historiens d’atteindre les conceptions des Juifs allemands antérieures à 1933 à partir des mémoires qu’ils ont écrites après 1945 semble impossible » (p. 63). Au sein de la production de la firme d’état est-allemande DEFA, dont il donne en annexe la filmographie, Stefan Zahlmann a choisi d’étudier trois films dans sa contribution : « Les meilleures années ? La culture mémorielle de la République démocratique allemande dans les films de la DEFA ». Les Aventures de Werner Holt (1965) raconte l’itinéraire d’un Allemand vers l’antifascisme pendant la Deuxième Guerre mondiale, Les Meilleures années (1965) décrit l’ascension jeune homme au sein du SED dans les années d’après-guerre, alors que Les Architectes (1990) est la chronique un peu désabusée d’un jeune architecte berlinois qui refuse de s’engager politiquement. S. Zahlmann insiste sur l’importance du thème de l’antifascisme, central dans les deux premiers exemples qu’il étudie, plus accessoire dans Les Architectes. En tenant compte du fait que les films produits traitent d’événements récents, S. Zahlmann considère ces films comme des « segments d’une culture mémorielle, où chaque génération construit sa propre mémoire filmique » (p. 79). Le texte de Helke Stadtland porte sur « La politique mémorielle en question. Exclusion, amnistie et intégration dans la phase de fondation des syndicats est-allemands ». Elle y traite des procédures disciplinaires et des mesures de promotions décidées par le régime est-allemand dans les milieux syndicaux après la Deuxième Guerre mondiale. H. Stadtland montre bien comment la politique mémorielle du régime est définie en fonction de critères très pragmatiques : des personnalités dociles, même compromises avec les nazis, ont souvent été privilégiées par rapport à d’anciens syndicalistes socialistes qu’on renvoyait à leurs erreurs stratégiques d’avant-guerre. Les trois textes qui terminent le volume se distinguent des quatre précédents en ce qu’ils prennent la forme d’essais théoriques. Dans « Au-delà de la connaissance. La science historique entre souvenir et expérience », Katja Patzel-Mattern examine les théories de la mémoire de différents savants du tournant des 19e et 20e siècles : Henri Bergson, Sigmund Freud, Wilhelm Dilthey, Georg Steinhausen, William James et Georg Simmel. Sa contribution est très utile dans la mesure où les auteurs postulent que l’individualisation du souvenir s’est développée avec le 20e siècle. Les deux derniers textes ont aussi une portée théorique, et même parfois un peu polémique. L’essai de Sandra Markus complète judicieusement l’étude de M. Gebhardt, il porte pour titre une phrase extraite du journal de Max Frisch : « ‘Ecrire signifie : se lire soi-même’ », sous-titré « L’écriture de l’histoire comme construction de sens mémorielle ». S. Markus y examine la possibilité et les modalités de recours aux mémoires, au sens de genre littéraire, dans le cadre de la science historique. Elle ne voit pas d’inconvénient majeur l’utilisation des sources autobiographiques, dans la mesure où « la science historique, comme la science en général, n’a plus à voir, à la fin du 20e siècle avec la production de vérités objectives ni même avec l’approche de telles vérités » (p. 182). Matthias Dümpelmann va encore plus loin en affirmant dès sa notice biographique que « L’histoire – encore une fois – n’est pas intéressante du point de vue de la facticité événementielle d’une période donnée, quoique de nombreux historiens professionnels persistent à se donner du mal à l’atteindre » (notice biographique de M. Dümpelmann, p. 201). La tâche de l’historien consiste à déceler ce qui, du passé, fonctionne dans le présent, sans négliger le fait que ce qui est maintenant révolu nous a auparavant précédé. Le présent de l’individu, et donc son rapport à la communauté, ne se conçoit selon M. Dümpelmann qu’en fonction de ce passé en cours de réélaboration permanente.
On peut, selon moi, évaluer la portée de ce recueil de trois manières différentes, selon le sens que l’on veut bien donner à son titre. D’une part « De la mémoire collective à l’individualisation du souvenir » peut décrire un processus qui conduit, par diverses formes d’appropriations, d’interprétations, de transmissions, à la différenciation de la mémoire collective, jusqu’au point où elle devient souvenir individuel. De ce processus, plusieurs des textes ici réunis fournissent des exemples très probants (c’est le cas de celui d’U. Rasche par exemple). Ce titre comporte aussi une connotation programmatique : comme le revendique d’ailleurs ouvertement C. Wischermann, il s’agit, après les travaux portant sur les aspects collectifs des processus mémoriels menés par les Assmann ou Pierre Nora, de focaliser l’attention sur des formes différenciées de la mémoire, jusqu’à s’intéresser à la valeur historique du souvenir autobiographique par exemple. L’objectif est légitime et en grande partie atteint. On peut enfin, considérer le titre de cet ouvrage comme la description d’un tournant mémoriel survenu au 20e siècle, tournant qui rendrait l’écriture de l’histoire difficile sans le recours à un matériel littéraire autobiographique et à la notion d’individu. Et de ce point de vue l’ouvrage s’avère moins convaincant. Malgré les déclarations péremptoires de certains auteurs, on ne peut considérer l’établissement de faits par la science historique, comme une démarche obsolète et dépourvue d’intérêt, surtout concernant l’histoire contemporaine. D’autres contributeurs du recueil n’ont d’ailleurs pas dédaigné de s’attacher à l’établissement de tels faits. Ces quelques réserves ne retirent rien à la légitimité et à l’intérêt de la démarche de C. Wischermann et des membres du groupe de recherche qu’il dirige. A défaut de constituer la « nouvelle orientation de la science historique » sans laquelle il serait impossible de comprendre le rapport au passé de l’homme contemporain, ce deuxième volume montre amplement le profit que l’historien peut tirer d’un plus grand intérêt porté aux formes individuelles du souvenir.

Cf. aussi Clemens Wischermann (Hrsg.), Die Legitimität der Erinnerung und die Geschichtswissenschaft. Studien zur Geschichte des Alltags 15, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1996, 221 p.

LE CORBUSIER, Lettres à ses maîtres I. Lettres à Auguste Perret

LE CORBUSIER, Lettres à ses maîtres I. Lettres à Auguste Perret, édition établie, présentée et annotée par Marie-Jeanne Dumont, Paris, Editions du Linteau, 2002, 256 p.

On peut saluer parmi la pléthorique bibliographie corbuséenne le travail de Marie-Jeanne Dumont, qui s’est attachée à l’édition de la correspondance de Le Corbusier avec ses maîtres. Le premier volume concerne les échanges épistolaires entre Le Corbusier et Auguste Perret, trois autres étant annoncés (respectivement consacrés à la correspondance entretenue par Le Corbusier avec Charles L’Eplattenier, William Ritter et Amédée Ozenfant).
Les deux monstres sacrés de l’architecture moderne française n’ont pas toujours traité sur un pied d’égalité. Le jeune Jeanneret, frais émoulu de l’école de la Chaux-de-Fonds, a été profondément marqué par son passage, en 1908-1909, dans l’atelier des frères Perret. La correspondance échangée, entre 1908 et 1922, avec celui qu’il considérait comme son maître en témoigne, réunissant plus des trois-quarts des lettres publiées. En 1922, une brouille surgit entre les deux architectes et il faut attendre l’après Deuxième Guerre mondiale pour qu’un semblant d’estime réciproque se fasse à nouveau jour.
La perspective est un peu biaisée du fait que seule, ou presque, la partie corbuséenne de cette correspondance, conservée par Perret, nous est présentée. Rares, en effet, furent les lettres de Perret, au demeurant fort laconiques, conservées par Le Corbusier. Mais, les notes de M.-J. Dumont aidant, comblant les silences des correspondants, il est possible au lecteur de pénétrer l’intimité de cette relation de maître à disciple, et aussi d’envisager au « Mouvement moderne » d’autres sources que celle mises en avant par la vulgate pevsnerienne.
Suisse romand de naissance, Jeanneret prend, en 1914, le parti de la France. A l’occasion vaguement antisémite, il sombre dans la germanophobie ambiante, songe à s’engager, mais, finalement, ronge son frein pendant toute la guerre : à Paris, où il se préoccupe d’urbanisme, dans la villégiature provençale des Perret, où il apprend sur le tard à faire du vélo, à la Chaux-de-Fonds, où il conçoit ses premiers projets « modernes » pour la reconstruction des zones détruites par les combats. Ses espoirs ne seront comblés, très partiellement, qu’avec la seconde reconstruction, qui voit en revanche triompher Perret, chargé de la reconstruction du Havre et d’Amiens. Entre-temps, Jeanneret était devenu français et l’un des architectes les plus connus, sous le nom de Le Corbusier. Il avait mis fin, dès 1922, à la relation privilégiée entretenue avec son maître, pour une sombre affaire de « détournement de clientèle ». Une seule rencontre est avérée par la suite, dans les salons du Carlton de Vichy, en 1941.
Les fac-similés de certaines lettres et des croquis les accompagnant, le choix des cartes postales envoyées à Perret, fournissent de précieuses indications sur les références iconographiques du jeune architecte. De même, ses toutes premières lettres témoignent d’un style pour le moins emphatique dont on perçoit ultérieurement de nombreux échos dans son œuvre (par exemple, lettre du 27 nov. 1910 : « Ma nef vagabonde est désormais fixée – jusqu’à son prochain appareillage – en une plaine qui, infiniment loin, conduit l’œil jusqu’à l’insaisissable de son inexorable horizontale », et dans la même lettre : « Et je discerne que l’architecture, – cette garce qui s’est laissée tomber comme une femme publique, a besoin de rudes hommes pour se relever »).
Formons le vœu que le même soin préside à la publication de la correspondance échangée par Le Corbusier avec ses autres maîtres. Les prochains volumes devraient permettre de préciser la formation pour le mois atypique d’un architecte qui n’a pas toujours revendiqué ni assumé toutes les influences qui l’avaient marqué.

Nicolas Padiou

Construire en France, construire en fer, construire en béton

Sigfried GIEDION, Construire en France, construire en fer, construire en béton, Paris, Éditions de La Villette, 2000, 128 p.

Dès 1928, l’historien suisse Sigfried Giedion (1888-1968), futur auteur de Espace, temps, architecture (1941), s’était intéressé au rôle joué par les nouveaux matériaux de construction dans l’histoire de l’architecture depuis les débuts de la révolution industrielle.
La matière historique de son étude est puisée aux meilleures sources (nombreuses illustrations et citations extraites de la Revue générale d’architecture et de l’Encyclopédie d’architecture pour le XIXe siècle, plans communiqués par les architectes et photographies originales pour la partie contemporaine). Cependant Construire en France, construire en fer, construire en béton ne s’inscrit pas véritablement dans la tradition de l’histoire de l’architecture universitaire. Giedion, qui allait bientôt devenir le secrétaire des CIAM (1928-1956), était historien, mais aussi critique engagé, compagnon de route du mouvement moderne, et grand admirateur de Le Corbusier.
Dans son histoire de la construction, Giedion attribue à la France un rôle central et paradoxal. De 1830 à l’époque contemporaine (les années 1920 pour Giedion), la France tient, selon lui, une place majeure dans l’innovation technologique : les ingénieurs français sont à la pointe des techniques constructives grâce à la qualité des grandes écoles scientifiques. Mais la pesanteur de la tradition académique empêche selon Giedion les architectes, accablés de références historiques, de tirer profit des inventions dont l’usage est restreint aux travaux publics et aux constructions industrielles.
Giedion distingue trois époques. Le XIXe siècle invente des matériaux, mais l’Académie, dernier vestige d’un « féodalisme figé », accusée de « sadisme artistique », parvient à limiter l’utilisation de ces matériaux en bridant l’imagination des architectes les plus audacieux (La Brouste, Horeaux,…). Les bons constructeurs se recrutent surtout dans les rangs des ingénieurs alors qu’en architecture domine la « crasse décorative ». On reconnaît la théorie, devenue classique (mais actuellement en voie de péremption), d’un antagonisme fondamental entre architectes et ingénieurs. Une deuxième époque est marquée par les pionniers du « Nouveau construire » : de Baudot, creusant le sillon tracé par La Brouste, permet l’émergence d’architectes qui sont d’authentiques constructeurs mais ne parviennent pas à s’émanciper complètement de la tradition académique (Tony Garnier et Gustave Perret en tête). Enfin, dans les années 1910-1920, une nouvelle génération d’architectes, parmi lesquels Henri Sauvage, Robert Mallet-Stevens et surtout Le Corbusier, annonce l’aube de temps nouveaux marquant l’écrasement d’une académie moribonde et le triomphe du modernisme.
Sur le fond, Giedion se montre parfois très allusif : le nom de Viollet-le-Duc, grand absent des chapitres portant sur le XIXe siècle, est à peine cité en passant. Il semble parfois un peu naïf : le seul exemple de plan régulateur qu’il fournit, au cœur d’un chapitre sur Le Corbusier, est tiré d’un projet de Lavezzari, de 1877, pour une prison…. Mais il est souvent clairvoyant : il décèle déjà chez Le Corbusier « la capacité de simplifier les données de façon lapidaire, au point que cela peut parfois devenir dangereux ». Il ne passe pas sous silence les contradictions corbuséennes ainsi que le danger d’ « esthétisme » qui guette l’architecte. Il souligne aussi l’importance des références classiques dans l’œuvre de Perret.
Marqué par l’influence de Le Corbusier, Giedion l’est aussi par sa formation d’ingénieur (il est diplômé de l’école technique de Vienne en 1913) : pour lui, le béton armé est essentiellement une conception de « laboratoire ». On perçoit bien l’écueil de sa démarche téléologique, réduisant le XIXe siècle à une lutte, perdue d’avance, entre une Ecole des Beaux-arts forcément réactionnaire et une École polytechnique incarnant le progrès en marche. Aussi bien, soixante-dix ans après sa publication, Construire en France vaut plus comme essai d’histoire immédiate sur les sources historiques du modernisme que comme jalon de l’histoire des matériaux.
Quant à la mise en œuvre de ce matériau historique, elle est aussi sophistiquée que dans les ouvrages contemporains de Le Corbusier (Vers une architecture, 1923, ou Urbanisme, 1925). Les textes de Giedion sont confrontés à de nombreuses photographies, la mise en page d’inspiration constructiviste revenant à Moholy-Nagy. Giedion accorde à l’image un rôle déterminant dans sa démonstration, l’ouvrage étant d’ailleurs destiné aux architectes plutôt qu’aux étudiants en histoire. S’il évite l’emphase corbuséenne, ce bréviaire du modernisme, récapitulant les errements passés, indique aussi la direction à suivre, se veut prospectif sinon prophétique.
Cette valeur de manifeste moderniste est particulièrement mise en valeur par le parti de rééditer l’ouvrage en fac-simile. Le texte original est enrichi d’une bibliographie et d’une introduction de Jean-Louis Cohen qui replace l’ouvrage dans la production de Giedion et en retrace la fortune critique, ou plutôt, concernant la France, l’infortune critique, puisque la 1e édition française de l’ouvrage date seulement de 1965 !

Nicolas Padiou

Le Mythe du Moyen Âge

Cor ENGELEN, Le Mythe du Moyen Âge. Plus beau que vrai. Premiers éléments d’une remise en question du style moyenâgeux et Le Miroir du Moyen Âge, 2 volumes, 358 p. et 524 p., traduit du néerlandais par Benoît Boëlens van Waesberghe.

L’ampleur de l’œuvre laisse espérer une nouvelle somme sur l’histoire de l’art médiéval, ou à tout le moins une histoire de l’histoire de l’art médiéval, comme le suggère le titre du premier volume. Le nom de Cor Engelen n’est cependant pas de ceux qui font autorité, ni parmi les historiens de l’art médiéval, ni parmi ceux qui se sont penchés, en France, sur la passion du 19e siècle pour le Moyen Âge. La courte liste de ses précédentes publications nous apprend que l’auteur, néerlandophone, est probablement de nationalité belge, le livre ayant été publié, semble t-il à compte d’auteur, à Louvain, en 1999. La jaquette du premier volume nous apprend en outre que l’auteur, « Antiquaire de profession, philosophe de formation, collectionneur des plus pièces qui passent sous ses mains » s’est proposé pour but « la vérité sans ambages, se basant sur son expérience, la logique et les archives relatant les objets analysés ». Un survol rapide du Miroir du Moyen Âge, avant d’entamer le texte du premier volume, ne laisse pas de susciter l’appréhension : plusieurs des très nombreuses illustrations qui le composent sont de mauvaise qualité. On est donc curieux de savoir ce qu’il en est, quelle « vérité » se propose de nous révéler Cor Engelen.
L’auteur se place sous le parrainage – pour le moins éclectique – de Descartes, d’Alembert et Vincent Van Gogh, et nous présente ensuite la méthode qu’il a utilisée pour parvenir à ces « premiers éléments d’une remise en question du style moyenâgeux ». Se citant lui-même en exergue, il remet en cause les objectifs et les méthodes d’une discipline, l’histoire de l’art, devenue « l’art d’écrire des livres avec plein de notes de bas de pages pour faire croire qu’on a tout lu, et des textes brillants pour faire oublier qu’on a tout copié ». Il critique le véritable culte entretenu par les historiens de l’art autour d’artistes exceptionnels : « brusquement nous voyons surgir des sculpteurs ayant des siècles d’avance sur leurs contemporains, créant des œuvres dont le style dépasse de loin celui des peintres de leur temps, bien que ceux-ci soient à leur tour considérés comme des novateurs et des précurseurs ». On comprend donc assez rapidement qu’il va surtout être question de sculpture et que l’ouvrage va s’attacher à l’historiographie de l’art médiéval plus qu’à l’art médiéval lui-même.
Avant de nous exposer sa propre démarche, Engelen nous fait part de son scepticisme face à certaines méthodes de datation. Il conteste, sur pas moins de cinq pages, la validité de la dendrochronologie. Il nous présente ensuite rapidement sa méthode qui, a priori, n’a rien de révolutionnaire : elle consiste à comparer les œuvres entre elles afin d’établir des attributions et des datations par le biais de critères stylistiques et iconographiques. Tout historien de l’art a normalement appris à confirmer par l’examen critique des œuvres les documents d’archives et inversement. Mais on comprend dans la suite du texte que, chez Engelen, cette méthode n’est pas dialectique, dans un aller et retour incessant de l’œuvre aux documents (quand ils existent naturellement), mais bien exclusive ou en tous cas totalement primordiale.
Engelen fait preuve d’un hyper-criticisme à l’égard de tout fait, et notamment de toute date, fourni par les documents d’archives, que ceux-ci soient contemporains de l’œuvre ou plus tardifs. Comme l’indique son sous-titre, l’auteur ne propose pas tant une nouvelle chronologie de l’histoire de l’art médiéval qu’il ne remet en cause celle généralement admise. Sa démonstration est essentiellement fondée sur des exemples choisis, dans toute l’Europe de l’Ouest, parmi les plus célèbres œuvres du Moyen Age : la sculpture occupe une place importante (de Claus Sluter à Donatello en passant par les albâtres de Nottingham), mais tous les domaines artistiques sont abordés : les meubles (armoire d’Halbersatdt), les vitraux (cathédrale de Chartres), les fresques (cathédrale de Brunswick), l’orfèvrerie, les ivoires. Les conclusions de l’auteur vont le plus souvent à l’encontre de l’histoire de l’art officielle. Dans certains cas il nie l’authenticité des œuvres qu’il passe au crible de sa méthode : il remet en cause la datation – et donc conséquemment l’attribution – de la plupart des œuvres du Moyen Âge qu’il examine. Il passe rapidement sur le cas de certains œuvres qui sont selon lui des copies du 19e siècle ou des travaux de faussaires, ces derniers n’étant pas moins habiles que les restaurateurs. Il s’attache plus longuement à certains chef-d’œuvres qui font l’objet d’un consensus de la part des historiens de l’art, et apparaissent comme des œuvres très en avances sur l’époque. Trop en avance, selon Engelen, partisan d’un doute systématique. Face à une statue du 13e siècle, habillée d’un costume Renaissance, affectant un déhanchement baroque ou présentant des plis Rococo, fût-elle l’œuvre d’un soi-disant génie, il applique rigoureusement sa méthode. Les plis Rococo rattachent l’œuvre au 18e siècle, donc elle n’est pas du 13e siècle, quoi qu’en disent les archives : se trouve du même coup résolue, par la grâce de la méthode ruinant la datation aussi bien que l’attribution, l’énigme du génie en avance de plusieurs siècles sur son temps. Avec une grande liberté de ton et une belle obstination, Engelen met un nom sur le sentiment qu’on éprouve souvent en visitant des musées et surtout des églises médiévales : anachronisme. La conscience qu’on a parfois de se trouver face à un meuble ou une statue qui non seulement ne « colle pas » avec l’édifice, mais si on peut dire ne colle pas avec elle-même a pour simple explication, selon Engelen qu’elle n’est tout simplement pas de son époque. C’est-à-dire qu’il y a un décalage entre le style, l’iconographie et parfois la nature du matériau, décalage que l’auteur traque jusqu’au moindre pli du vêtement. Engelen pointe la malhonnêteté intellectuelle de certains conservateurs exposant délibérément des faux comme d’authentiques œuvres médiévales. Il insiste à juste titre sur les phénomènes massifs qui ont altéré le mobilier des églises, bien au-delà de ce que les historiens de l’art seraient prêts à admettre : de la « baroquisation » des églises médiévales à l’époque moderne à la « romanisation » des cathédrales allemandes au 19e siècle, en passant par l’uniformisation des cathédrales françaises sous la férule de Viollet-le-Duc. Une grande partie de notre patrimoine médiéval serait en fait datable de l’époque allant de la Renaissance au 19e siècle. Nous serions les victimes d’un mouvement, dont Engelen voit l’apogée à la fin du 18e et au 19e siècle, consistant à délibérément historiciser les œuvres d’art, voulant les faire paraître toujours plus anciennes qu’elles n’étaient réellement, quitte à forger de toute pièces des antiquités ou à « antiquiser » des œuvres existantes. Les historiens de l’art, entretenant le culte des artistes d’exception, célébrant les œuvres en avance sur leur temps, encourageraient cette aveuglement collectif nous portant à considérer comme médiévales des œuvres manifestement renaissantes ou baroques.
Engelen, ne nous demande pas de le croire sur parole, il laisse au lecteur le soin de se reporter, pour ce qui concerne les critères stylistiques et iconographiques lui permettant de contester des datations, au second volume : on peut en effet y trouver un important dictionnaire iconographique. Y figurent des entrées classiques, telles que les représentations du Christ ou celles de la Vierge, mais aussi une très importante documentation sur le « Chapeau juif » (pas moins de 39 pages lui sont consacrées). Ce second volume est donc complémentaire du premier, même si la lecture du premier volume se suffit en grande partie à elle-même. Par ailleurs, comme l’indique Engelen, on peut utiliser le Miroir du Moyen Âge indépendamment en tant que base de données pour mener des comparaisons et soi-même dater des œuvres.
Certains aspect de l’ouvrage peuvent sembler rédhibitoires. On comprend rapidement qu’on n’a certes pas affaire à un coffee table book : la qualité des illustrations est cependant parfois vraiment en dessous de ce qu’on est en droit d’attendre (surtout pour le second volume), même d’un dictionnaire iconographique publié à compte d’auteur. Les illustrations ne portent d’ailleurs aucun crédit photographique. Elles ont probablement en grande partie été réalisées par l’auteur, ce qui implique au moins qu’il a examiné les œuvres en personne. Son texte ne laisse d’ailleurs aucun doute à ce sujet, en ce qu’il témoigne souvent d’un contact direct et prolongé avec les œuvres. On voit donc des photographies parfois approximativement cadrées ou éclairées, mais qui montrent toujours le détail qui soulève un problème de datation (notamment dans le premier volume). Les vignettes collectionnées dans le second volume sont malheureusement parfois tellement agrandies par rapport à leur taille initiale qu’on ne voit à certaines reprises qu’une mosaïque de rectangles gris. C’est d’autant plus dommage que la qualité du papier est bonne et que la mise en page est dense mais reste lisible. Regrettons que ce dictionnaire iconographique n’ait pas été expurgé de ces quelques images qui n’apportent pas grand-chose sur le plan iconographique et nuisent à l’impression générale. Au chapitre des regrets, on portera la traduction parfois approximative du néerlandais. On ne peut que saluer la conscience professionnelle de la personne qui a relu le manuscrit français : on y compte quelques rares coquilles et plutôt moins de fautes que dans la moyenne des ouvrages publiés en français ; la traduction est plutôt bonne et on n’éprouve pas l’impression pénible de lire un texte dans un français approximatif rendu inintelligible par une syntaxe anglaise ou allemande. Mais pourquoi donc avoir laissé passer, et ce jusque dans le sous-titre de l’ouvrage, ce « style moyenâgeux » si négativement connoté, qui nous renvoie directement au 19e siècle, voire à l’ancien Régime ? L’absence de notes de bas de pages est revendiquée par l’auteur et dans une certaine mesure compensée par la transcription dans les marges du texte et dans la langue originale de tous les textes cités. Ces textes sont tous traduits, et bien traduits. Non seulement l’auteur cite aussi bien des historiens néerlandophones, que des Anglais, des Français et de nombreux Allemands, mais il ne se repose pas comme il est de plus en plus courant sur un polyglottisme tout terrain du lecteur. On pourra déplorer en revanche l’absence de toute bibliographie. Mais c’est probablement en partie volontaire, l’auteur considérant les historiens de l’art contemporains comme des sources pour une historiographie de l’art médiéval et non seulement comme des références scientifiques.
Pour ce qui touche le fonds : il n’est pas désagréable de voir remettre en cause certaines attributions. Les démonstrations d’Engelen n’emportent pas toujours la conviction, mais il a l’honnêteté de fournir au lecteur les éléments de ses propres datations. On souscrit donc sans problème à sa méthode de datation par la comparaison des styles et des costumes ou autres éléments iconographiques. Mais cette méthode ne devrait pas être exclusive d’un recours aux archives et aux sciences dures (la charge contre la dendrochronologie apparaît bien vaine). Engelen est peut-être victime de sa position ouvertement polémique, qui le porte à prendre le contre-pied des amateurs de notes de bas de pages que sont les historiens de l’art. Faire parler les œuvres, éventuellement contre les archives peut sembler de bonne méthode, à condition que cela ne devienne pas systématique. Qu’une statue soit installée dans le chœur d’une cathédrale construite au 13e siècle ne prouve certes pas que la statue est elle-même du 13e siècle, surtout si elle porte des accessoires typiquement baroques. Le fait qu’elle porte des accessoires baroques n’est pas non plus une preuve que l’intégralité de cette statue remonte aux temps modernes. De même, si les historiens de l’art accordent souvent trop de crédit à des artistes de génies et à des œuvres « hors du temps », ainsi qu’à des interprétations de leurs collègues qui deviennent d’incontournables vulgates (Engelen en donne de bons exemples dans premier volume), Engelen nous semble partisan d’une histoire de l’art qui ne connaît ni rupture ni accélération, et qui peut en conséquence en grande partie reposer sur des interprétations iconographiques (d’évolution du costume par exemple). Il n’en reste pas moins que toute chronologie qui se veut absolue nécessite des points de référence datés à intervalles réguliers. Et, après avoir semé le doute en nos esprits en mettant à bas toute la chronologie de l’art médiéval et mis en défaut les raisonnement circulaires des historiens de l’art, Engelen n’est pas très explicite sur la manière dont il date les objets. Il se réfère à des éléments iconographiques dont on ne nous révèle comment a été établie la chronologie. Il semble que cela soit uniquement d’après les enluminures et la peinture. On regrette donc l’absence d’une vision d’ensemble : que la datation de la plupart des œuvres, y compris les chefs-d’œuvre et celles qui constituent des jalons chronologiques doive être revue très à la baisse, certes. Mais que reste t-il dans ce cas d’authentiquement médiéval ? Remettre en cause l’histoire de l’art médiéval de manière aussi fondamentale suppose que l’on esquisse au moins sa propre vision de l’histoire de l’art médiéval, en dépassant la collection d’étude de cas. Enfin, l’ouvrage ne tient qu’imparfaitement ses promesses bien qu’il ouvre des perspectives intéressantes : on aurait aimé en savoir beaucoup plus sur la façon dont la médiévalisation de la fin du 18e siècle et du 19e siècle, à grand renfort de faux et de copies, a pu être si facilement entérinée et faire illusion encore de nos jours, même et en particulier parmi les historiens de l’art. Peut-être, si l’auteur s’opiniâtre dans sa démarche nous révèlera t-il plus amplement sa méthode. En attendant, qu’on nous permette de demeurer, comme Engelen lui-même à l’égard des historiens de l’art, sceptique devant cet ouvrage, qui, si on voulait reprendre les méthodes de datation de son auteur ressemble beaucoup plus, par son style (et par son mode de diffusion) et sinon par sa problématique, à un manuel d’antiquaire du 19e siècle qu’à un ouvrage scientifique digne de ce nom. Mais là n’était pas l’objectif de l’auteur qui a probablement atteint son but en ébranlant quelques certitudes. Saluons l’opiniâtreté d’une telle démarche à défaut de recommander incontinent les fruits qu’elle a porté jusqu’à présent.


Pour reprendre la méthode de son auteur on peut se demander si l’ouvrage est bien de son époque ou pas ???
Il relève en fait les traces de « débaroquisation » (p. 165). Choisit ses exemples surtout en Allemagne.
p. 355 : « La plupart des historiens de l’art ont fait part de leurs soupçons sans aucune arrière-pensée, ont établis spontanément un lien avec un autre style d’une autre époque. Sous la pression sociale et culturelle [forme d’auto-censure ?], ils ont abandonné cette idée, alors que leur argumentation livrait généralement la clé permettant d’aboutir à une interprétation correcte ».
Le 2e volume se présente comme indépendant un instrument de travail.
Sur les crucifixions : travaille à partir du nombre de clous utilisés (3 ou 4 et des les pieds séparés ou joints ; et aussi à partir par exemple de la longueur du perizonium).
Il relève les troublants problèmes iconographiques et/ou de style qui apparaissent, qui servent au début à attribuer une œuvre à un artiste d’exception, soi-disant très en avance sur son temps et qui permettent ensuite de lui attribuer, sur la foi de ces détails iconographiques et/ou stylistiques d’autres œuvres : ainsi la boucle est bouclée par une démonstration circulaire et les fausses preuves confirment des attributions.
Il s’intéresse aussi à des œuvres italiennes et françaises.
p. 264 : les limites de sa méthode : à propos de la sculpture de Donatello au Bargello et des historiens de l’art qui le datent de 1440 tt en en faisant non seulement un chef-d’œuvre renaissant mais aussi un précurseur – déjà – des œuvres maniéristes qui datent d’un siècle plus tard (milieu du 16e siècle). Pour lui la méthode ne tient pas et les historiens de l’art ne tirent pas les conclusions logiques de leurs constatations : puisque la statue ressemble en tt point à une statue maniériste c’est qu’elle l’est sûrement il explique à l’occasion sa méthode : « Notre préjugé à nous, c’est que nous croyons fermement dans notre méthode de comparaison stylistique qui nous fait dire que deux statues présentant les mêmes caractéristiques doivent se situer à la même époque » : mais ça le conduit parfois à des attributions qui vont contre les documents en raison de ce systématique scepticisme : à vouloir tt remettre en cause, voir des faussaires et des restaurateurs malhonnêtes partout, on cours le risque de ne plus « croire » à rien, même si ses démonstrations sont parfois troublantes.
Par ailleurs croyance quasi absolue dans la synchronicité de l’iconographie, essentiellement démontrée par les vêtements etc., et aussi dans le progrès de l’art, exemple de phrase qui revient très souvent par exemple p. 264 : « L’évolution de l’art sculptural une fois de plus se serait donc déroulée à l’envers ».
Souvent des raisonnements un peu simplistes à partir de maigres détails iconographiques, cf. par exemple p. 272 : « Si nous plaçons toutes les croix de Donatello sur une seule rangée, nous pouvons constater que le Christ de Padoue se distinguent nettement des autres figures du Christ. Si d’autre part nous comparons entre elles les autres croix, nous avons la preuve qu’on ne peut les attribuer à un seul et même artiste ».
p. 273 exemple d’écueil de sa méthode à la suite de la citation précédente : « Nous pouvons appliquer la même méthode pour le Christ au-dessus de l’autel de Padoue. Celui-ci porte un perizonium extrêmement court, tenu par un cordon. La hanche gauche est presque intégralement dénudée. Cette sorte de Christ ne fera son apparition qu’au milieu du XVIe siècle. Au milieu du XVe siècle en revanche, le Christ porte toujours un perizonium long, jusqu’au genou. Nous en trouvons de nombreux exemples chez des peintres célèbres comme Masaccio et Fra Angelico » : certes des peintres (mais il a lui-même démontré que les attributions et datations des peintres étaient sujettes à caution) : or, il rejette le recours aux méthodes de datations par les sciences dures (dendrochronologie) et aussi celles par les documents mais pourtant il cite « au milieu du 15e siècle… » : c’est donc qu’il se fonde lui aussi sur les études des historiens de l’art précédents et sur des tableaux sûrement moins bien étudié et en tous cas pas mieux documentés que les chefs-d’œuvre a priori (sauf pour lui qui voit des faussaires volontaires quasi partout). Si on applique sa fameuse méthode à la lettre on s’en tient à une histoire de l’art qui pour n’être pas plus « vraie » est en plus toute relative car elle ne compare les œuvres que les unes avec les autres (et n’est-ce pas justement le défaut de la méthode dendrochronologie qu’il avait critiqué au début : les comparaisons de C. ne sont autre que la méthode des cernes de croissances).
p. 283 : « Les historiens de l’art ont construit un barrage en se complimentant les uns les les autres, mais sans jamais envisager un travail critique interdisciplinaire ; ce barrage, qui commence à se fissurer, finira un jour par céder ».
p. 282 : « La sculpture italienne du XVe siècle, telle qu’elle nous fut présentée jusqu’à présent, est un kaléidoscope de tous les styles possibles, pour lesquels on s’applique par tous les moyens de fournir une explication plausible ».
p. 296 : dans sa conclusion il s’intéresse aussi aux fresques. En fait il n’a pas un corpus d4oeuvres homogènes car il s’agit tout simplement d’un ouvrage à thèse et qu’il choisit donc les exemples qui lui conviennent et qui sont les mieux à mêmes d’appuyer sa théorie du complot.
p. 309 se réfère comme souvent à la notion de « faute iconographique » : qui plus souvent qu’une totale invraisemblance est un anachronisme : où on en revient donc par un chemin détourné à l’iconographie.
p. 313 et 314 : évoque aussi la « romanisation » des églises allemandes (contemporaines des restaurations souvent néogothiques de VLD en France) au 19e siècle.
p. 332 : il s’attaque aux vitraux.
En somme une gigantesque mystification, résultant en partie d’un aveuglement volontaire, d’un manque de rigueur scientifique, de falsifications éhontées, de l’habitude, et aussi d’aveuglement collectif et volontaire.
p. 336 : les ivoires.
Mais a des conceptions un peu dépassées : il souligne à plusieurs reprises que les historiens de l’art ne sont pas cohérents et cherchent des correspondances tt en admettant des marches à rebours du progrès technique : mais cette notion n’est plus trop défendable.
Par ailleurs méfiance un peu trop viscérale des datations en relations avec l’architecture.
Un chapitre pour peinture : rien d’autre que Van Eyck.
Présenter une histoire générale de l’art médiéval serait ambitieux. Vouloir présenter une histoire – ouvertement critique – de l’histoire de l’art médiéval telle qu’elle est pratiquée apparaît tout aussi ambitieux et dangereux à bien des égards, les écueils étaient nombreux que l’auteur n’a pas su toujours éviter. Connaît aussi bien les auteurs français.
A des articles dans son volume II qui ne relève pas à proprement parler de l’iconographie et ne figure pas dans les dictionnaires spécialisés mais n’en sont pas moins – en principe, du moins – des indicateurs de datations potentiels tout à fait valables.
En fait l’auteur s’attache à déconstruire : il traque les œuvres néogothiques et remet en cause les attributions des savants du 20e siècle : il s’attache ainsi au sentiment qui frappe souvent quiconque visite les églises gothiques : à savoir qu’on a bien souvent l’impression de se retrouver face à des œuvres qui ont été restaurées à une époque ou à une autre. Insiste sur l’habileté des néogothiques et la naïveté ou l’aveuglement des modernes. Ce sentiment diffus que l’on a parfois en visitant d’authentique cathédrales gothiques d’y trouver du mobilier et des œuvres d’art qui sont censées être authentiquement médiévales mais qui en fait ressemblent de façon frappante à ceux des églises néogothiques. Déconstruit les châteaux de cartes parfois imprudemment élaborés par les historiens de l’art qui à partir de suppositions attribuent avec un certain degré d’incertitude une œuvre à telle ou telle époque et qui ensuite – eux-mêmes ou leurs collègues – font fi du caractère hypothétique de ces attributions et fondent sur ces incertitudes de nouvelles attributions (qui de manière circulaire viennent renforcer le caractère de certitude des attributions sur lesquelles elles se fondent).
On a parfois du mal à suivre l’auteur dans ces démonstrations selon lesquelles les artistes du 19e auraient si bien imité le gothique que l’on aurait aujourd’hui du mal à distinguer leurs œuvres de celles qui sont authentiquement médiévales : mais c’est bien là une partie de sa théorie : c’est que – entre autre au 19e siècle – a été forgée par les historiens, amis aussi par les restaurateurs et aussi par les artistes qui ont fait dans un néo-gothique très réaliste : ce sont eux qui ont forgé en grande partie notre conception du gothique et ce n’est donc pas étonnant que nous ayons du mal à distinguer l’authentique gothique des contrefaçons .
p. 64 : « Les scènes de chevalerie sur les stalles de Cologne et de Wassenberg répondent parfaitement à l’image romantique qu’on se faisait du Moyen Age au XIXe siècle. Cette vision, à force d’être ressassée, est aussi devenue la nôtre ».
L’auteur se réfère en particulier à des auteurs allemands et flamands,
1999, Leuwen pour l’édition en néerlandais et apparemment à compte d’auteur car aucun nom d’éditeur n’est cité.
Commençons par ce qui peut fâcher : la traduction : utiliser dès le titre un adjectif aussi – négativement – connoté que « moyenâgeux » en lieu et place du « médiéval » qu’on attendrait, nous fait remonter au moins au 19e siècle et à l’époque des derniers antiquaires.
Cor Engelen est justement nous précise le 4e de couverture « Antiquaire de profession », ce qui est peu fait pour rassurer l’universitaire de base. Le fait qu’il soit « philosophe de formation », pourrait éventuellement nous rassurer si toutefois l’éditeur ne nous présentait pas Engelen avant tout comme un « collectionneur des plus belles pièces, qui passent sous ses mains ». [rappel de ses publications]. Quant au projet du présent volumineux ouvrage en deux tomes on nous le présente comme une quête d’Engeln « de la vérité sans ambages, se basant sur son expérience, la logique et les archives relatant les objets analysés ». C’est donc un travail de remise en cause ne prétendant pas à la perfection (« premiers éléments d’une remise en cause… ») mais brassant un large matériel que l’on nous promet. Les choses commencent enfin après une illustration qui laisse craindre le pire (la photographie d’une statue médiévale manifestement beaucoup trop agrandie pour préserver une bonne définition), et le placement de l’auteur sous le parrainage pour le moins éclectique de Descartes, d’Alembert et Van Gogh. Cette même image porte un sous-titre (qui n’apparaît d’ailleurs qu’ici) « plus beau que vrai » et l’on peut craindre que l’ouvrage ne soit ni beau (entendons bien illustré) ni « vrai » (quoique plus personne ne parte de nos jours aussi naïvement en quête d’une « vérité » et encore moins de LA vérité). D’ailleurs l’auteur qui ce site lui-même en exergue se place clairement à rebours de l’évolution récente de l’histoire de l’art et même de toute histoire de l’art et mérite qu’on le cite : « L’histoire de l’art ne sera-t-elle plus jamais rien d’autre que l’art d’écrire des livres avec plein de notes en bas de page pour faire croire qu’on a tout lu et tout lu, et des textes brillants pour faire oublier qu’on a tout copié ».
p. 5 Intro : croyance dans messianisme d’avant-garde : « brusquement nous voyons surgir des sculpteurs ayant des siècles d’avances sur leurs contemporains, créant des œuvres dont le style dépasse de loin celui des peintres de leur temps, bien que ceux-ci soient à leur tour considérés comme des novateurs et des précurseurs ».
Dans sa - longue – introduction, il remet par exemple en cause la validité scientifique de certaines méthodes de datation, et consacre par exemple pas moins de 5 p. à contester l’infaillibilité de la dendrochronologie (p. 13-18).
L’illustration est en faite assez bizarre et assez peu professionnelle on a un certain nombres d’illustrations tirées de bases données vraisemblablement [mais avec quel crédits photos ?] et aussi beaucoup pour les sculptures de photos prises personnellement et qui sont donc tous sauf des photos de coffee-table books [on est donc a des années-lumières du style Taschen par exemple].
Il fait des renvois dans le texte au collection d’image du 2e volume et c’est peut-être là que réside l’aspect intéressant du livre : on voit qu’il y a eu une vraie réflexion personnelle de menée : ce n’est certes pas le gage d’une grande valeur scientifique et on peut douter de l’accomplissement des premières ambitions de l’auteur : il a cependant réussi à livrer sa vérité sur le Moyen Age, reste à savoir dans quelle mesure elle peut intéresser les historiens et si ces derniers passeront outre l’anticonformisme de l’ouvrage pour y trouver ce qu’il y a d’intéressant.
L’illustration est cependant, même dans un but d’illustration iconographique, vraiment indigente et parfois redondante (fallait-il véritablement consacrer pas moins de 39 des 500 pages d’illustrations au « Chapeau juif », soit trois fois plus que la Crucifixion ? Par ailleurs, un n° par sorte mais pas de catalogue : pas de n° pour chaque image : ce qui fait que le lecteur est un peu livré à lui-même. Au total, le livre est une réussite, dans la mesure où son auteur a accompli une bonne partie de son objectif, mais dans la mesure où ses ambitions étaient si loin (et ce délibérément) des problématiques actuelles de l’histoire de l’art on peut se demander qui va l’acheter car pas non plus les amateurs de beaux livres.
Certes on ne croule pas sous les notes de bas pages. (anachronique charge contre les notes de bas de page en incipit).
Par ailleurs la traduction du hollandais est plutôt bonne.
Ensuite, il présente dans sa longue introduction son discours de la méthode pour ainsi dire.
Comme il l’indique à la fin de son introduction après avoir protesté contre les nombreux musées et églises qui interdisent de photographier les statues. « Cette étude est basée sur le contact direct avec les œuvres d’art. ce contact immédiat est irremplaçable, et aucune littérature ne peut y suppléer. Si nos discours vous paraissent insuffisants, une visite sur place s’impose » : et c’est peut-être comme ça qu’il faut prendre le livre : comme une invitation à la découverte, certes un peu anachronique, rédigée à la mode du 19e siècle, à la manière de ces antiquaires du 19e siècle qui avaient été les premiers a véritablement redécouvrir les monuments « moyenâgeux ».
Le livre se veut militant : c’est sa faiblesse et c’est aussi ce qui fait son charme un peu désuet.
En somme l’exercice est assez revigorant, bien que pas toujours convaincant : il a au moins le mérite d’une certaine honnêteté intellectuelle : on sait sur quoi se base l’auteur et le lecteur peut donc se faire lui-même son opinion. et rarement mené il faut bien le dire avec une telle conséquence confinant à l’obstination.
Mais il n’explique pas tout par le néogothique mais aussi par l’hypothèse, certes plus audacieuse et plus séduisante à la fois, à partir de l’exemple de Fontevrault p. 99 que « De toute façon, la datation de 1254 démontrerait qu’il existait déjà des historicismes avant le XIXe siècle ».
Remet beaucoup de choses en cause dont les dates et même (donc ?) l’authenticité de chefs d’œuvre aussi célèbres que l’ange au sourire de Reims.
En fait il s’attache principalement à la sculpture architectonique et il critique surtout le système qui fait dépendre la datation des sculptures des époques de construction des monuments : il suffit que l’histoire du monument soit corrigée et ce sont toutes les dates de la sculptures qui s’en trouvent modifiées, avec aussi donc les rapports de dépendance et d’antériorité entre les œuvres (p. 135).

Zeitschichten

Zeitschichten. Erkennen und erhalten. Denkmalpflege in Deutschland. 100 Jahre Handbuch der Deutschen Kunstdenkmäler von Georg Dehio (Strates temporelles. Identifier et sauvegarder. La conservation des monuments artistiques en Allemagne. 100e anniversaire de l’Inventaire des monuments artistiques allemands de Georg Dehio), Munich-Berlin, Deutscher Kunstverlag, 2005, 340 p.
Dresde constituait un lieu idéal pour la tenue, en 2005, d’une exposition rétrospective embrassant deux siècles de conservation des monuments en Allemagne : on venait à peine de consacrer l’église Notre-Dame (Frauenkirche) reconstruite en style baroque 60 ans après l’anéantissement de la ville par les bombardements britanniques de février 1945. Par ailleurs, la capitale de la Saxe s’apprêtait à célébrer l’année suivante le huitième centenaire de sa fondation. Enfin, Dresde avait accueillit, les 24 et 25 septembre 1900, le premier colloque réunissant les spécialistes germaniques de la conservation des monuments. Le centenaire de la publication de l’Inventaire des monuments artistiques allemands de l’historien Georg Dehio a fourni le prétexte de l’exposition consacrée aux « Strates temporelles » sur lesquelles est fondée la conservation des monuments en Allemagne.
Le catalogue rassemble 46 contributions, pour la plupart de 4 à 6 pages. Il commence par trois essais théoriques sur « La conservation des monuments et la société moderne » (p. 18-45) et trois autres consacrés aux conceptions de Georg Dehio, à l’histoire de son Inventaire des monuments artistiques allemands et à la réception de cet ouvrage en 1905 (p. 46-77). La plupart des contributions qui suivent sont en fait des réflexions thématiques sur la conservation des monuments à partir d’études de cas, menées par des architectes, des professeurs et des conservateurs des monuments historiques. Trois études sont rassemblées sous le titre « Monuments nationaux au XIXe et au XXe siècle » : elles concernent la Wartburg d’Eisenach, la cathédrale de Cologne et la porte de Brandebourg à Berlin (p. 78-99). Sous le titre « Conserver et non restaurer » sont présentés trois cas plus complexes qu’il n’y paraît : le château de Heidelberg, la reconstruction de l’église Saint-Michel de Hambourg à la fin du XIXe siècle et la restauration, à la même époque, de la cathédrale de Brême (p. 100-117). Les deux études suivantes concernant les rapports entre « Conservation des monuments et protection du patrimoine » sont plus originales que les précédentes : on y apprend que le mouvement de protection du patrimoine (Heimatschutzbewegung) a beaucoup fait pour la conservation des ensembles urbains, tout en initiant dans l’entre-deux-guerres la « conservation interprétative » des monuments qui devait connaître un développement considérable après 1945 (p. 118-129). Trois contributions illustrent le chapitre relatif à « La conservation des monuments pendant le IIIe Reich », forcément attendu dans un tel ouvrage : sont évoqués le cas de Nuremberg, celui du château de Wewelsburg utilisé par la SS d’Himmler et enfin la « conservation créatrice » appliquée par un certain Rudolf Esterer au château de Trifels (p. 130-145). Seuls deux textes évoquent la reconstruction postérieure à la Deuxième Guerre mondiale, à travers le cas de la République démocratique d’Allemagne et celui de la Westphalie en République fédérale d’Allemagne (p. 146-157). Deux textes abordent l’après-guerre de manière indirecte à travers « La remise en cause de l’urbanisme moderne », à l’occasion notamment de l’année européenne du patrimoine de 1975 (p. 158-169). Sont ensuite étudiées « Les nouvelles tâches de la conservation depuis les années 1970 » : les jardins du château de Brühl et la demeure seigneuriale de Ludwigsburg, le camp de Buchenwald et les monuments commémoratifs du camp de Bergen-Belsen, le site industriel sarrois de Völklingen, le Bauhaus de Dessau et les « paysages culturels » constituent autant d’exemples de ces nouvelles tâches posant aux professionnels du patrimoine des problèmes techniques autant qu’éthiques (p. 170-209). A cet ensemble jusqu’ici très cohérent s’ajoutent quatre études curieusement rassemblées sous le titre « La conservation des monuments classiques » : elles évoquent aussi bien les monuments romains de Trêves que la cathédrale médiévale de Limbourg et le château de Dresde (p. 210-235). La section suivante retrouve une certaine unité en présentant de manière historique « Le dialogue de la conservation des monuments avec les sciences » du XIXe siècle à notre époque : une contribution originale reproduit et présente les carnets de notes, les appareils photographiques, les instruments de mesure (niveaux, théodolites, etc.), des premiers conservateurs des monuments allemands, alors que deux articles décrivent les méthodes modernes de conservation et de datation issues de la dendrochronologie ou de la minéralogie (p. 236-287). En guise de conclusion sont présentés trois textes ouvrant des « Perspectives sur la conservation des monuments aujourd’hui ». Les auteurs soulignent que depuis la réunification des deux Allemagne en 1990, les bâtiments emblématiques de l’ancienne RDA sont laissés à l’abandon quand ils ne sont pas détruits. Ils indiquent que la lenteur de la reconstruction en RDA après la Deuxième Guerre mondiale a paradoxalement permis qu’y soient préservés de nombreux monuments dont les équivalents ouest-allemands ont disparu, victimes de la modernisation après avoir échappé aux bombardements. Ils insistent enfin sur la difficulté d’appréhender les évolutions récentes dont témoigne par exemple le travail de restauration de l’architecte britannique David Chipperfield sur les bâtiments du Nouveau musée de Berlin.
Zeitschichten pâtit de l’inégale qualité des contributions qui le composent : des poncifs de l’histoire du patrimoine voisinent avec des monuments d’intérêt secondaire ; l’ensemble apparaît au premier abord un peu incohérent et le plan du volume ne semble pas toujours pertinent, faute d’un véritable choix, certes difficile, entre chronologie des édifices d’une part et chronologie des mesures de conservation ou de restauration d’autre part. Au chapitre des regrets, on peut signaler l’absence d’une conclusion ou au moins d’un bilan des différentes contributions qui semble pourtant de rigueur à la fin d’un tel ouvrage. Les illustrations, en revanche, sont très nombreuses et d’excellente qualité, ce qui tient peut-être au soutien apporté à l’exposition par de nombreuses institutions et plusieurs grandes entreprises allemandes (on peut d’ailleurs se demander si une telle initiative réunirait en France autant de mécènes…). Le lecteur dispose d’un index des noms de personnes et peut aussi se reporter aux notices personnelles des auteurs qui définissent un panorama du monde des conservateurs des monuments en Allemagne, de leur formation et de leurs possibilités de carrière.
L’hétérogénéité des contributions s’explique en fait par la diversité des monuments évoqués mais aussi par la variété des approches mises en œuvre en Allemagne par les professionnels du patrimoine. Cette hétérogénéité apparaît, à la réflexion, comme la principale qualité de ce volume. Comme les coupes stratigraphiques auxquelles renvoient les « strates temporelles » du titre, Zeitschichten ne prend son sens que si l’on met en relation tous ces articles qui finissent effectivement par donner de la conservation des monuments en Allemagne une vue d’ensemble susceptible d’intéresser les historiens de l’Allemagne aussi bien que ceux du patrimoine.

Une Expérience moderne

Une Expérience moderne. Le Comité Nancy-Paris. 1923-1927, Lyon, Editions Fage, 2006, 152 p.
Depuis quelques années, le développement parallèle du tourisme de masse et du réseau de TGV aiguise les appétits des villes de provinces, après l’ouverture du Louvre à Lens et avant celle de Beaubourg à Metz. Que l’installation d’annexes de musées parisiens à quelques heures de train de la capitale apparaisse comme un succès d’une décentralisation culturelle dont le concept même échappe à la plupart de nos voisins habitants des pays fédéraux confirme l’existence d’un Sonderweg français dans le domaine de la culture. On aurait tort, cependant, de rendre les évolutions récentes seules responsables d’un tel phénomène. Des siècles de centralisation politique et culturelle ont conduit les provinciaux à considérer que tous les chemins menaient à Paris, comme en témoigne l’histoire du Comité Nancy-Paris.
C’est à la fin de l’année 2006 que s’est ouverte au musée des Beaux-arts de Nancy l’exposition intitulée « Une expérience moderne. Le Comité Nancy-Paris. 1923-1927 ». L’objectif était double : il s’agissait de présenter aux visiteurs le plus grand nombre d’œuvres montrées lors d’une exposition organisée à Nancy par le Comité Nancy-Paris en 1926, tout en présentant l’histoire de ce comité.
Le fac-simile du catalogue de l’exposition de 1926, opportunément reproduit au début de celui de 2006 (p. 1-15), permet de comprendre l’importance du comité. On trouvait parmi les peintres invités Picasso, Braque, Chagall, Derain, Matisse ainsi que Miro, de Chirico, Arp, Man Ray. La liste des sculpteurs exposant n’était pas moins prestigieuse puisqu’elle comptait entre autre Laurens, Maillol, Zadkine et Lipchitz. Les Lorrains étaient naturellement bien représentés avec Victor et Jean Prouvé, Jean et André Lurçat. Alors que le chapitre peinture du catalogue de 1926 était introduit par Ozenfant, c’est André Lurçat qui avait rédigé le manifeste figurant en tête de la liste des architectes invités. Cette liste réunissait la plupart des ancêtres et des tenants du mouvement moderne naissant : les noms d’Auguste et Gustave Perret, André Lurçat, Le Corbusier, Mallet-Stevens, Guevrékian suffiraient à rendre la section d’architecture de l’exposition intéressante. Mais celle-ci était beaucoup plus internationale que les sections de peinture et de sculpture qui rassemblaient surtout des Français ou à des étrangers installés en France. Quatre des pays à la pointe du mouvement moderne étaient solidement représentés. Les Pays-Bas l’étaient par les membres du groupe de Stijl (Théo van Doesburg, C. van Eesteren, J. J. P. Oud, G. Rietveld, Mart Stam). La Belgique était représentée par Victor Bourgeois et plusieurs modernistes. La section autrichienne rassemblait plusieurs architectes autour des noms de Peter Behrens et de Hoffmann. Quant à la section allemande, elle se limitait certes à trois architectes, mais qui deviendraient ultérieurement mondialement célèbres : L. Hilbersheimer, Mies van der Rohe et W. Gropius. Un erratum ajouté à la fin du catalogue de 1926 signalait d’ailleurs que ces trois architectes devaient être rattachés aux Néerlandais du Stijl : l’existence d’une section allemande soulevait encore des problèmes, huit ans après la fin de la guerre.
Un texte publié dans ce catalogue de 1926 sous le titre « Le Comité Nancy-Paris » expliquait que quelques jeunes Nancéiens qui « avaient à cœur de ne plus laisser leur ville dans l’ignorance du mouvement artistique français depuis vingt-cinq ans » avaient estimé « nécessaire qu’un bureau d’informations artistiques reliât Paris et le reste de la France à la capitale lorraine ». Christian Debize présente dans sa contribution au catalogue l’histoire du Comité Nancy-Paris (p. 24-35). Il s’intéresse aux différents membres du comité (une biographie de chacun d’entre est fournie par Claire-Marie Germaux, p. 41-45). Il explique que L’Esprit nouveau (1921-1925), fondé par Paul Dermée, Ozenfant et Jeannneret constitue certainement une des principales influences des membres fondateurs du Comité qui cherchent cependant des soutiens plus classiques du côté de la Nouvelle revue française de Jacques Rivière (p. 26-27). Toute l’entreprise paraît en fait fondée sur une « ambiguïté » dans le domaine esthétique, sur un « hiatus entre modernité et contemporanéité » (p. 27). Vers 1925, les deux membres les plus actifs du comité, André Thirion et Georges Sadoul, penchent de plus en plus vers le communisme et, simultanément, vers le surréalisme (p. 29). Debize souligne bien que le pacifisme et même l’antimilitarisme des Surréalistes, le procès du nationalisme de Barrès sont « irrecevables dans une ville que l’histoire récente rend réceptive à l’esthétique de la frontière ». Dès 1926, les peintres surréalistes sont exposés dans une section « supplémentaire », distincte de celle qui rassemble les cubistes. Une partie des membres du comité démissionne en signe de protestation contre l’intégration de tableaux surréalistes pour des raisons esthétiques qui masquent en fait probablement un différent politique et peut-être surtout l’agacement de certains membres devant la mainmise de Sadoul et Thirion (p. 40). Le comité se dissout en 1927, après avoir organisé 18 conférences, 10 concerts, 3 expositions, mais sans avoir atteint son but. Ajoutons que trois contributions évoquent le cinéma (« Le cinéma, Sadoul et le Comité Nancy-Paris », p. 126-133), la musique (« Le Comité Nancy-Paris et la musique », p. 134-141) et les conférences organisées avec la N. R. F. (« Les conférences de la N. R. F. », p. 142-145). Blandine Chavane revient dans sa contribution sur le rôle des œuvres surréalistes dans la désintégration du comité (« Les arts plastiques au Comité Nancy-Paris et l’exposition de 1926 », p. 84-90). Elle explique prudemment que l’exposition de 2006 n’est pas « une véritable reconstitution » mais plutôt une « évocation » : certaines des œuvres exposées étaient désignées dans le catalogue de 1926 par des titres « beaucoup trop vagues » pour qu’on ait pu toutes les identifier avec certitude.
Ce problème se pose encore plus gravement pour la section d’architecture. Les œuvres des Français et des Belges sont succinctement décrites dans le catalogue de 1926 mais pour les Néerlandais, les Allemands et les Autrichiens, ce catalogue ne fournit pratiquement que les noms des architectes. Jean-Claude Vigato consacre une brève contribution à l’action d’André Lurçat au sein du comité (« Le Comité Nancy-Paris et l’architecture », p. 46-48). C’est à Catherine Catherine Colley qu’a échu la difficile tâche d’établir le catalogue de la section d’architecture à partir des informations très lacunaires du catalogue de 1926 et des quelques photographies prises à l’époque qui prouvent qu’on avait présenté des plans mais aussi des photographies, des maquettes et des meubles (p. 49-83). On comprend que les explications fournies à leur sujet soient succinctes : il paraît d’autant plus difficile d’apporter du nouveau sur quelques icônes du mouvement moderne qu’on n’est pas sûr qu’elles aient bien été exposées à Nancy en 1926 (il est d’ailleurs symptomatique que plusieurs des photographies présentées dans le cadre de l’exposition ne soient pas reproduites dans le catalogue, les indications à leur sujet n’étant d’ailleurs pas toujours plus précises que celles du catalogue de 1926… avec pour résultat que le catalogue de 2006 est une évocation de l’exposition qui n’est elle-même qu’une évocation de celle de 1926). L’évocation atteint ici ses limites. Il paraît difficile de déterminer si, comme l’affirme Blandine Chavane, l’exposition de Nancy, constitue bien « une sorte de préfiguration de ce que seront quelques années plus tard les CIAM » (p. 23). Le lecteur en apprend trop peu sur la réception de l’exposition et sur les contacts qui ont pu se nouer : on aurait aimé connaître les dates du séjour de von Doesburg à Nancy, savoir si les architectes exposés, comme d’ailleurs les peintres et les sculpteurs, étaient venus sur place, si la presse parisienne et étrangère avait rendu compte de l’exposition.
Le comité Nancy-Paris a réussi à animer la vie culturelle nancéienne, mais il a échoué à susciter un mouvement comparable à l’épanouissement de l’Art nouveau qui avait permis à la capitale lorraine de rivaliser avec Paris à la fin du XIXe siècle. Il est probable que l’erreur fondamentale résidait dans l’idée de « relier Paris et le reste de la France à la capitale lorraine » : pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, Nancy entretenait des relations culturelles avec les grandes villes françaises telles que Lyon ou Lille et avec la Belgique, le Luxembourg, la Suisse et les pays germaniques sans en passer par Paris. Les difficultés répétées rencontrées par les membres du comité pour faire venir des conférenciers parisiens à Nancy montrent que la province est à l’époque considérée comme une zone rouge sur le plan artistique et intellectuel. Les membres les plus actifs du comité quittent d’ailleurs Nancy pour Paris peu après la dissolution du comité. Reste à savoir si les moyens de transports modernes qui mettent les capitales provinciales à une heure de Paris vont favoriser la décentralisation ou les initiatives bilatérales qui tournent systématiquement à l’avantage de la capitale. Saluons en tous cas l’initiative courageuse d’une exposition en grande partie centrée sur l’architecture et l’action des archives modernes de l’architecture lorraine.

Architecture alpine

TAUT Bruno, Architecture alpine en cinq parties et trente dessins, introduction de Jean-Louis Cohen, Paris, Editions du Linteau, 2005, pages.

C’est en 1919 qu’a été publié, à Folkwang, en Allemagne, Alpine Architektur in 5 Teilen und 30 Zeichnungen des Architekten Bruno Taut (dates?). Près de 90 ans plus tard, cet ouvrage bénéficie d’une traduction en français, publiée par les éditions du Linteau.
En vue de la publication d’Alpine Architektur, Bruno Taut avait réalisé des aquarelles de différentes tailles mais de format vertical, envisageant probablement de les publier sous la forme d’un porte-folio. Ces aquarelles et dessins furent finalement publiés dans un format vertical 33,4 x 39,4 qui imposait une mise en page relativement dense, probablement, précise l’éditeur français, en raison de « difficultés de commercialisation, expédition, mise sur étagères ». La présente édition française adopte un format « homothétique, mais encore plus réduit », « la Fnac et les grandes surfaces […] ne disposant que d’étagères standardisées… » (note de l’éditeur, p. V). L’explication paraît difficilement recevable. Acceptons-la cependant, si la diffusion c’est vraiment à ce prix que l’œuvre de Taut, jamais traduites en français auparavant et disponible en allemand dans … biblitohèque, peut être diffusée dans les « grandes surfaces » culturelles françaises. L’inconvénient inhérent au choix d’un format étriqué est en partie compensé par le fait que chaque folio de l’ouvrage original est présenté sur une double page : à droite, en couleurs, se trouve un fac-simile du folio de l’ouvrage de 1919, sur lequel l’illustration et le texte allemand sont le plus souvent inextricablement mêlés ; à gauche est reproduite, en format réduit, la planche originale de Taut, accompagnée de la traduction du texte en français. Outre une introduction de Jean-Louis Cohen, la version française d’Alpine Architektur se compose donc de trente doubles pages au lieu des 30 folios de l’original.
Architecture alpine se compose de cinq parties : « Maison de cristal », « Architecture des montagnes », « L’aménagement des Alpes », « Aménagement de l’écorce terrestre » et enfin « Aménagement des étoiles ». Ce n’est ni une étude ethnologique de l’habitat traditionnel des régions alpines ni un projet concret d’aménagement du massif alpin. Il s’agit d’une réflexion, théorique et poétique qui se place dans la continuité de l’expressionnisme allemand d’avant-guerre. La date de rédaction de l’ouvrage permet d’en comprendre le ton apocalyptique et messianique. Il a été conçu en 1917, réalisé pendant le printemps et l’été 1918 et publié en 1919, durant une période de deux ans qui a vu la défaite de l’Allemagne et la disparition de l’empire wilhelminien. Taut, plutôt pacifiste, se propose de fournir un projet à même de détourner l’humanité de la guerre qui, selon lui, naît fatalement de l’ennui, « mère de tous les maux ». Et quel projet plus grandiose que celui de construire, au cœur des Alpes, d’immenses palais de verre entièrement dédiés à la beauté, qualité que Taut place « au-dessus de tout », comme il l’indique dans une lettre envoyée à sa femme alors qu’il concevait la publication d’Alpine Architektur (p. IX de l’introduction de Jean-Louis Cohen).
Taut envisage de construire dans les Alpes des « Maisons de verre » (titre de la première partie) exprimant « le désir de bâtir le plus intense, loin des chaumières et des casernes locatives » (folio 3). Ces maisons se composent d’une double enveloppe de verre. L’intervalle entre les deux « peaux », extérieure et intérieure, sert au chauffage et à la ventilation. Chez Taut, la forme vise à la beauté sans suivre impérativement la fonction. L’enveloppe de verre extérieure ne donne pas plus d’indication sur l’intérieur que « l’extérieur du corps humain ne montre les entrailles ». Quant aux « équipements utilitaires », ils sont relégués dans les sous-sols des bâtiments : « l’utile doit se contenter de fonctionner et être le moins visible possible » (folio 4). Taut ne limite pas sa recherche de la beauté à l’architecture des maisons de verre. Il conçoit, dans la deuxième partie de son livre intitulée « Architecture des montagnes », des aménagements de grande ampleur visibles notamment par les « aéronautes » : illuminations des cimes par des projecteurs, insertion de panneaux de verre coloré dans les vallées pour les transformer en « Val de la floraison » (folio 6), polissage des rochers en forme de cristaux gigantesques (folio 7), façonnement de cimes (folio 8), taille d’une cathédrale dans les rochers d’un fond de vallée (folio 11). Après l’architecture et l’urbanisme, dans les première et deuxième parties, Taut aborde dans la troisième partie « l’aménagement des Alpes » en prévoyant des aménagements à une échelle encore plus vaste. Taut affirme que « Grande est la nature, éternellement belle », mais que « admirer béatement, sans agir, est une attitude sentimentale ». Il faut, selon lui, créer avec la nature, « équarrir » et « polir » les formes nées du hasard (folio 12), couvrir les fonds de vallée de cristaux de verre multicolores et fixer sur les sommets des harpes éoliennes (folio 13), ne pas hésiter à « corriger l’horizon » (folio 14). Taut, ambitieux jusqu’à la mégalomanie, envisage comme un projet « délimité et modeste » l’aménagement des régions padanes en commençant par les contreforts du Mont Rose (folio 16). Il reconnaît que ce projet est inutile, mais il lui apparaît d’autant plus nécessaire qu’il est inutile puisque l’utilitarisme conduit à l’ennui et à la guerre. Grâce à l’effort prométhéen de construction de la nature, « l’ennui disparaît, et avec lui la dispute, la politique et le fantôme infâme de la guerre ». Dans la quatrième partie de l’ouvrage, « Aménagement de l’écorce terrestre », Taut délaisse les Alpes et les projets « modestes » pour envisager l’aménagement de sites exotiques tels que les archipels Ratak et Ratik dans les mers australes (folio 22), la cordillère des Andes (folio 23) ou l’île de Rügen sur la côte allemande de la Baltique. Anticipant de plusieurs décennies sur les photographies de la terre prise par les satellites, Taut s’émerveille des paysages lumineux que pourraient offrir des continents entiers (folio 25). Dans la cinquième et dernière partie de l’ouvrage, il dessine une « étoile-grotte avec une architecture flottant dans l’air » (folio 27) et même une « étoile-cathédrale » (folio 26). Ces dernières planches prouvent bien qu’il ne se propose pas tant de fournir des modèles que d’indiquer une direction à suivre. L’Architecture alpine est en fait une utopie, politique autant qu’architectonique, dont Taut admettait que l’exécution serait « assurément d’une difficulté prodigieuse » (folio 10) et le « coût énorme » (folio 18). Face au naufrage de toutes les valeurs humanistes pendant la Première Guerre mondiale, Taut réaffirme cependant la nécessité d’un horizon utopique. Il rêve d’une société idéale où : « Tout n’est plus que travail inlassable et courageux au service de la beauté dans la soumission aux valeurs supérieures » (folio 16). On peut juger naïf ce volontarisme exalté visant à « construire l’architecture du monde » (folio 13). Les dictatures des années 1930 ont abondamment prouvé que la réalisation de projets pharaoniques, si elle pouvait contribuer à la relance d’économies en crise, ne suffisait pas à détourner durablement les peuples de la guerre. Qu’il suffise de citer à ce sujet, en restant dans le domaine de « l’architecture alpine », les réalisations d’Albert Speer pour Hitler à Berchtesgaden, dans les Alpes bavaroises. A d’autres égards, l’œuvre de Taut apparaît visionnaire : il fait très souvent référence aux avions et affirme que « la vue aérienne transformera sensiblement l’architecture, et aussi les architectes ». Ses projets d’aménagement d’îles ou d’étoiles ont peut-être influencé les courants utopiques de l’architecture postérieure à 1945. L’introduction de Jean-Louis Cohen ne le précise pas, pas plus qu’elle ne replace véritablement l’ouvrage dans l’histoire de l’architecture du verre. Cette introduction omet également de fournir des éléments biographiques fondamentaux au sujet de Taut et de sa carrière (les dates de sa naissance et de sa mort ne sont pas mentionnées), renvoyant les lecteurs à l’introduction biographique rédigée pour la publication, en 2004, chez le même éditeur, de l’œuvre de Taut intitulée Une Couronne pour la ville. L’introduction est cependant très intéressante, replaçant l’œuvre de Taut dans le contexte littéraire du Berlin de l’avant-guerre et fournissant toutes les références nécessaires à l’approfondissement de ses conceptions. On ne peut que se réjouir que l’Architecture alpine, figurant en bonne place dans les histoires de l’architecture mais introuvable dans les collections publiques françaises soit enfin rendue accessible aux lecteurs français dans une édition bilingue soignée.

Der Erste Weltkrieg in der populären Erinnerungskultur

KORTE Barbara, PALETSCHEK Sylvia, HOCHBRUCK Wolfgang (Hg.), Der Erste Weltkrieg in der populären Erinnerungskultur, Essen, Klartext, 2008, 222 p., ISBN 978-3-89861-727-7.

Cela fait maintenant une bonne dizaine d’années que la Première Guerre mondiale est fréquemment relue, en France, à l’aune des problématiques de l’histoire culturelle. La culture populaire n’y est pas négligée, mais elle n’a pas encore fait l’objet, dans ce contexte, d’une approche théorique spécifique. C’est justement une approche de ce type que se propose de mettre en œuvre le volume consacré à La Première Guerre mondiale dans la culture mémorielle populaire, dirigé par Barbara Korte, Sylvia Paletschek et Wolfgang Hochbruck.
L’ouvrage rassemble treize contributions organisées en trois parties. La première partie concerne le domaine du musée, de l’exposition et du monument. La deuxième porte sur la littérature et la bande dessinée. La troisième se consacre à l’ « histoire en mouvement », à travers le film, la télévision, le théâtre et le voyage.
Un tiers des contributions concerne les pays anglo-saxons : B. Korte souligne la place de la Grande Guerre dans les romans policiers anglais contemporains, Peter Londey et Nigel Steel évoquent le rôle de la bataille de Gallipoli dans la mémoire nationale australienne et Christina Spittel explique que la Première Guerre mondiale est encore très présente dans la littérature de jeunesse australienne. Quelques contributions abordent indirectement la France : Gerd Krumeich insiste sur le rôle important de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne dans la constitution d’une historiographie européenne de la guerre, Matthias Steinle étudie en détail la représentation du conflit à travers les documentaires télévisés produits dans les deux pays pendant les années 1960. Pour le reste, les contributions sont essentiellement centrées sur l’Allemagne : Gerhard Hirschfeld évoque les rôles successivement joués par la « Bibliothèque de la Guerre mondiale » de Stuttgart au gré des changements de régimes en Allemagne entre 1915 et 1944, Christian Saehrendt s’intéresse aux monuments aux morts dans les conflits mémoriels à Berlin.
Quelques textes répondent un peu plus précisément à l’ambition d’aborder la culture mémorielle dans ce qu’elle a de plus populaire : Hans Grote étudie de manière très précise le mythe du « Baron rouge » dans le domaine de la bande dessinée, Wolfgang Hochbruck s’attache à des groupes d’historiens amateurs qui se livrent à la reconstitution de batailles de 1914-1918, Susanne Brandt évoque pour sa part les voyages organisés sur les champs de bataille, de la guerre jusqu’à notre époque.
Contrairement à ce que laisse espérer (ou craindre ?) la couverture du livre, qui montre un avion en tôle bricolé à Madagascar en hommage au Baron rouge Manfred von Richthofen, très peu d’études s’attachent en fait au kitsch ou aux aspects les plus triviaux de la culture mémorielle de la Première Guerre mondiale. On a plutôt affaire à des études d’histoire culturelle assez classiques dans leurs objets et leurs méthodes, finalement très proches de celles qu’on a vu se développer en France depuis le début des années 1990.
Les différentes contributions sont loin de constituer un ensemble homogène, mais elles permettent cependant de nombreux recoupements : le texte de Horst Tonn sur la Première Guerre mondiale dans les films américains évoque ainsi All Quiet on the Western Front (1930), le film de Lewis Milestone tiré du livre de E. M. Remarque cependant que Thomas F. Schneider définit dans une autre contribution l’œuvre de Remarque comme un véritable « monument virtuel du soldat inconnu ».
La « culture mémorielle populaire » qui donne son titre à l’ouvrage apparaît par ailleurs comme un concept assez vague. On aurait aimé que les directeurs de la publication distinguent plus précisément ce qui relève de la mémoire et de l’histoire, de la culture savante et de la culture populaire, qu’ils interrogent le passage de l’une à l’autre. Cela aurait probablement permis aux différents contributeurs de s’approprier un peu plus une problématique qui reste implicite dans la plupart de leurs textes.
Cette flexibilité conceptuelle n’est cependant pas rédhibitoire. L’ensemble des contributions réunies dans ce volume constitue un panorama très intéressant, sinon exhaustif, des problématiques contemporaines dans le champ historiographique de la Première Guerre mondiale. Le concept de « culture mémorielle populaire » apparaît encore insuffisamment circonscrit, mais il pourrait certainement s’avérer très frucutueux si on s’avisait de l’appliquer à une comparaison systématique de la Première Guerre mondiale en France et en Allemagne.

Gefangen im Grossen Krieg

Uta Hinz, Gefangen im Großen Krieg. Kriegsgefangenschaft in Deutschland 1914-1921, Essen (Klartext), 2006, 392 S. ISBN 3-89861-352-6, EUR 32,00.



« Prisonniers pendant la Grande Guerre, la captivité de guerre en Allemagne, 1914-1921 » est tiré d’une thèse rédigée par Uta Hinz sous la direction de Gerd Krumeich. Cette thèse a été soutenue en 2000 à l’université de Fribourg. Dans son introduction, Hinz rappelle que, entre 1914 et 1918, 6,5 à 8,5 millions de soldats ont été faits prisonniers de guerre dans les différents pays belligérants (p. 9-12). On conçoit aisément qu’ils aient pu constituer un enjeu symbolique, militaire et économique de première importance. Hinz justifie sa recherche en insistant sur le désintérêt de l’historiographie pour les prisonniers de guerre qui constituèrent pourtant, singulièrement en Allemagne, un facteur déterminant de la conduite de la guerre. Pendant toute la durée de celle-ci, en effet, le traitement des prisonniers de guerre dans les camps allemands représenta un élément important du débat international sur « l’humanité et la barbarie ». Le sujet resta très sensible jusqu’au début des années 1930 avant de sombrer dans l’oubli (p. 15). Hinz explique que, récemment, le sort des prisonniers de guerre a fait l’objet d’un « énorme regain d’intérêt », à partir notamment des recherches sur le travail forcé pendant la Deuxième Guerre mondiale (p. 16). Mais les historiens anglo-saxons, allemands et français qui se sont penchés sur le sort des prisonniers pendant la Première Guerre mondiale sont parvenus à des conclusions divergentes : certains rejettent l’idée de continuité entre la Première et la Deuxième Guerre mondiale, d’autres, en revanche, comme Annette Becker (Oubliés de la Grande Guerre, 1998), n’hésitent pas à considérer les conditions de l’emprisonnement comme un signe annonciateur des pires catastrophes de la Deuxième (p. 21). Hinz se propose d’étudier si, au niveau des prisonniers, la Grande Guerre peut véritablement être définie comme « une guerre d’un genre nouveau, spécifiquement moderne, qu’on devrait considérer comme la dernière étape avant la guerre totale de 1939-1945 » (p. 23). Elle affirme clairement que le modèle de la totalisation de la guerre lui paraît limité et problématique (p. 26). C’est ce qui l’amène à replacer la question d’une continuité dans le traitement des prisonniers de guerre en Allemagne entre la Première et la Deuxième Guerre mondiale à partir des normes et des traditions du 19e siècle en la matière (p. 29). Elle se propose aussi d’étudier de près si les prisonniers de guerre « étaient traités avant tout comme des hommes, des soldats ou des ennemis » (p. 27). Hinz a délibérément choisit de laisser de côté le problème des civils alliés internés en Allemagne, pour se concentrer aux 2,5 millions de prisonniers de guerre retenus captifs dans ce pays à la fin de la guerre. Elle s’est particulièrement intéressée aux Russes, qui constituaient deux tiers du total des prisonniers de guerre, et aux Français, qui venaient en seconde position avec un demi million de prisonniers environ, évoquant plus rarement le sort des prisonniers de guerre britanniques, italiens, belges, roumains, serbes, américains, portugais, grecs, monténégrins, japonais et même brésiliens (p. 32).

Pour mener son enquête, Hinz s’est essentiellement appuyée trois types de sources : les statistiques et rapports concernant les prisonniers de guerre alliés conservés dans les archives allemandes ; les textes de propagande et de contre-propagande relatifs aux camps de prisonniers, publiés en Allemagne et dans les pays alliés ; les rapports au sujet des camps de prisonniers, rédigés, pour la plupart en français, par des observateurs de pays neutres appartenant au Comité international de la Croix-Rouge.

Hinz a divisé son texte en quatre parties. Elle étudie dans la première partie « le droit de la guerre et la question des prisonniers avant 1914 » (p. 43-70). Elle s’attache aux dispositions relatives aux prisonniers de guerre des conventions de La Haye de 1899 et 1907, ainsi qu’au Règlement militaire publié par l’armée allemande en 1902 qui semblait accorder en la matière une priorité aux « nécessités de la guerre » (Kriegsraison). La question des prisonniers n’apparaissait pas déterminante avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale car, explique Hinz : « Jusqu’en 1914, prévaut l’idée que dans une guerre future, le nombre des prisonniers de guerre et le montant des dépenses nécessaires à leur prise en charge ne dépasseront pas ceux de 1870-1871 » (p. 70).

Dans la deuxième partie, Hinz étudie « L’organisation, la structure et le développement du système des camps entre 1914 et 1918 » (p. 71-137). Elle consacre une dizaine de pages particulièrement intéressantes aux efforts développés par l’Allemagne pour améliorer l’image de la vie dans les camps grâce à l’organisation d’activités culturelles (p. 113-123). Elle signale que l’exercice de la liberté religieuse a été assuré pour les soldats alliés chrétiens, juifs ou musulmans prisonniers en Allemagne : dans certains cas, l’administration des camps a même pallié l’absence de curés ou de pasteurs parmi les prisonniers en faisant appel à des Allemands (p. 113). Le souci des âmes n’excluait pas l’organisation de matchs de football, la mise en place de journaux du camp, d’universités du camp ou d’orchestres du camp (p. 117-119). Il va de soi que ces loisirs étaient « volontiers documentés » par l’administration des camps qui présentait ainsi une vision idyllique de la vie des prisonniers (p. 122). Dans le cours de cette deuxième partie, Hinz détermine trois phases principales dans l’histoire des camps de prisonniers : 1914-1915, 1915, 1915-1918. En 1914, le gouvernement allemand est convaincu de mener une guerre courte et il fait preuve d’une impéritie dont les conséquences sont parfois dramatiques : de nombreux prisonniers de guerre sont installés dans des baraquements de fortune dépourvus d’installations sanitaires, ils y dorment à même le sol, certains passant même l’hiver 1914-1915 sous des tentes (p. 100). En 1915, l’improvisation complète fait place à une certaine rationalisation qui se traduit par une humanisation du sort des prisonniers (p. 137). Cependant, l’amélioration de leur traitement est toute relative et, surtout, provisoire : le système concentrationnaire allemand donne dès 1915 les signes d’une déréliction qui s’accentue au fur et à mesure que la guerre s’éternise.

Hinz étudie de très près tous les aspects de la vie dans les camps, dans une troisième partie intitulée « Le traitement des prisonniers de guerre en 1914-1918 : continuité, radicalisation, totalisation ? » (p. 139-318). La discipline et les punitions sont étudiées d’un point de vue militaire, juridique et idéologique (p. 141-169). Hinz s’intéresse aux tentatives d’évasion dont on s’étonne que 67.565, sur 313.400, aient été, selon les statistiques officielles, couronnées de succès (p. 176). L’auteur rapporte à ce sujet plusieurs anecdotes étonnantes : une jeune fille allemande aurait accepté d’aider un prisonnier à s’évader en échange d’une promesse de mariage ; une autre a été arrêtée à la gare de Stuttgart alors qu’elle s’apprêtait à fuir en compagnie d’un prisonnier déguisé en femme ; une troisième aurait fournit, en échange d’argent et de chocolat, une carte routière à un prisonnier sur lequel furent aussi retrouvé des vessies de porc « qui devaient certainement lui servir, note le rapport de police, à franchir le Rhin » (p. 173-174). Hinz nous apprend que les autorités ne parviennent pas toujours à éviter les « relations non autorisées » entre les civils allemands et les nombreux prisonniers alliés qui travaillent à leur contact quotidien : c’est ainsi que le tribunal militaire de Stuttgart a rendu, en 1917, un jugement selon lequel « un baiser donné par un représentant d’une puissance ennemie, avec laquelle le Reich est en guerre, à une jeune fille allemande, contre son gré, constitue objectivement une offense contre l’embrassée. Car la tolérance du baiser rendrait l’embrassée méprisable et, le cas échéant, même punissable » (p. 197). Hinz évoque ensuite l’alimentation, qui constitue le principal problème des prisonniers : les prisonniers alliés, et en particulier les Français, protestent contre le caractère « fantaisiste » de la charcuterie allemande, contre les harengs salés, contre l’abondance de cumin et de pommes de terres dans tous les plats qu’on leur sert (p. 206). En 1916, la ration journalière de pommes de terre par prisonnier se situait effectivement entre 1,2 et 1,8 kg (p. 213). La nourriture des prisonnier avait toujours été de mauvaise médiocre et d’une désespérante monotonie, elle devint de plus en plus rare lorsque « l’économie du manque » s’imposa dans le domaine alimentaire à l’ensemble de l’Allemagne en guerre. Les prisonniers français, belges ou britanniques complétaient leurs maigres rations grâce aux colis envoyés par leur pays. Quant aux prisonniers russes et roumains qui ne recevaient pas de colis, ils souffraient d’une sous-alimentation chronique d’autant plus grave qu’ils étaient souvent assignés, au sein des commandos de travail, aux tâches les plus pénibles. Hinz fournit de très intéressants tableaux statistiques sur le nombre de morts par nationalité parmi les prisonniers des camps allemands : à l’exception des prisonniers roumains frappés d’un taux de mortalité extraordinairement élevé à cause d’un approvisionnement alimentaire catastrophique, les prisonniers des différents pays furent en moyenne moins de 5% à mourir dans les camps de prisonniers allemands (p. 238-246).

Les prisonniers furent souvent utilisés pour pallier le manque de main d’œuvre. Hinz montre très bien comment, à partir de 1917 au plus tard, les prisonniers de guerre et les civils déportés en Allemagne furent considérés comme une « masse disponible dont le statut dépendait de plus en plus de sa valeur dans l’économie de guerre ». Il est significatif que les autorités militaires allemandes les aient officieusement désignés comme des « abeilles travailleuses » (p. 275). Au cours de la guerre, les prisonniers ont joué un rôle de plus en plus important dans l’agriculture, dans l’industrie et dans les mines allemandes. Certains prisonniers, en particulier des Russes, furent même employés à des travaux militaires, sur le front français en particulier (p. 298). Hinz insiste à juste titre sur le sort méconnu et tragique des prisonniers russes en Allemagne après la signature, le 3 mars 1918, du traité de Brest-Litovsk qui mettait prématurément fin à la participation de la Russie à la guerre (p. 305). Afin de ne pas se priver d’une main d’œuvre devenue indispensable à l’économie de guerre, les autorités allemandes et austro-hongroises refusèrent pratiquement de rapatrier les soldats russes qu’ils avaient capturés.

Hinz ne s’arrête pas à la signature de l’armistice du 11 novembre 1918 mais poursuit son étude du destin des prisonniers de guerre jusqu’à 1921. « Le retour dans leur pays des prisonniers de guerre entre 1918 et 1921 » fait l’objet de sa quatrième partie (p. 319-352). Dès la signature de l’armistice, les prisonniers français se comportent en « prisonniers de guerre vainqueurs », ce qui ne va pose de graves problèmes, compte tenu du chaos qui règne dans les camps comme dans le reste du pays et des difficultés de rapatriement qui s’ensuivent (p. 320). L’Allemagne ne peut effectivement envisager de libérer du jour au lendemain plus de deux millions de prisonniers. Après quelques semaines ou quelques mois, les prisonniers français regagnent cependant leur pays. Quant aux prisonniers russes, leur sort ne s’améliore pas plus après la paix générale qu’après la paix séparée signée entre l’Allemagne et la Russie en mars 1918 : la Russie ne tient pas particulièrement à récupérer des prisonniers dont les tendances politiques sont incertaines et l’Allemagne ne renonce pas à les exploiter. Pendant des années, de nombreux prisonniers russes vivent, en Allemagne, dans ce que Hinz définit comme « une zone grise entre liberté et captivité » (p. 347), dans le cadre d’une « guerre totale s’intensifiant encore après le silence des armes » (p. 351). Hinz explique cependant que les prisonniers russes ne faisaient pas l’objet d’une déshumanisation raciale : ils étaient tout simplement moins bien protégés par le gouvernement russe que les prisonniers français ou britanniques ne l’avaient été par le leur. Le taux de mortalité des prisonniers russes entre le début de la guerre et janvier 1919 (5,06%) dépassait nettement celui des Français (3,19%) mais se situait en deçà de celui des Italiens (5,68%), selon les statistiques fournies par Hinz (p. 238). Ces taux n’ont rien de comparable avec le taux de mortalité des prisonniers russes en Allemagne pendant la Deuxième Guerre mondiale, estimé à 60% (p. 315).

En conclusion, Hinz rappelle que « l’armée allemande ne s’était pratiquement pas préoccupée du problème des prisonniers de guerre avant 1914, d’un point de vue conceptuel ou organisationnel », elle souligne que le système des camps était en fait largement « décentralisé » et insiste sur le fait que « la répartition des captifs à partir de critères racistes qui joua un rôle déterminant pendant la Deuxième Guerre mondiale est presque totalement absente au cours de la Première Guerre mondiale » (p. 356). Dans certains camps, le traitement réservé aux prisonniers russes semble certes témoigner de l’existence d’une « hiérarchie » de fait entre les captifs des différentes nations, mais à aucun moment des mesures différenciées n’ont été planifiées selon des critères raciaux (p. 357). La Première Guerre mondiale marque cependant une certaine rupture : les nécessités de la guerre conduisent les autorités allemandes à une « radicalisation » de la gestion des prisonniers de guerre qui néglige de plus en plus les critères humanitaires. Selon Hinz, c’est l’ensemble des camps de prisonniers mis au service de l’économie de guerre qui, au cours de la dernière année de guerre, évolue « entre les frontières fluctuantes d’une institution militaire et de l’esclavage économique » (p. 361). Le processus de « totalisation » de la guerre n’est pas conduit à son terme en 1914-1918, mais la guerre apparaît bien, « aux yeux des militaires, comme un combat mortel pour la survie ou l’anéantissement, permettant d’étendre la catégorie de la ‘nécessité de la guerre’ aux domaines militaires, politiques, économiques et sociaux » (p. 363).

Pour rédiger son livre, Uta Hinz a eu recours à de nombreuses archives et à des textes rédigés tant en allemand, qu’en anglais et en français. Elle maîtrise apparemment très bien l’historiographie récente de la Première Guerre mondiale dans ces trois langues (on s’étonne cependant, de l’absence de l’ouvrage de George Mosse dans la bibliographie). Ses conclusions intermédiaires sont donc très solidement étayées d’un point de vue scientifique. Le lecteur s’y rallie d’autant plus facilement que ces conclusions sont amenées par des démonstrations précises et très clairement formulées. Les illustrations sont peu nombreuses mais très bien choisies. L’ironie qu’on sent poindre dans le récit de certaines anecdotes ne nuit en rien au traitement d’un sujet austère. En outre, l’auteur conserve toujours à l’égard des autres historiens une sérénité éloignée des polémiques qui agitent souvent le monde des historiens français de la Première Guerre mondiale (cf. Jean Birnbaum, « 1914-1918, guerre de tranchées entre historiens », Le Monde, 10 mars 2006).

Au chapitre des regrets, on peut signaler l’absence d’un index. On peut aussi trouver dommage que l’auteur n’ait pas développé plus longuement les dix pages concernant la vie culturelle des camps. Dans le même domaine, on aurait aimé savoir si la captivité en Allemagne avait laissé une trace, à moyen terme, dans la littérature ou dans le cinéma. L’étude des souvenirs de captivité du général de Gaulle ou d’un film tel que La Règle du jeu permettrait probablement de déterminer dans quelle mesure le souvenir de la captivité en Allemagne a pu être modifié après la guerre. Il était peut-être difficile d’aborder la captivité d’un tel point de vue, culturel, avant qu’une histoire factuelle solide en soit établie. C’est maintenant chose faite avec le livre d’Uta Hintz. A défaut de trancher définitivement le débat sur la continuité entre la Première et la Deuxième Guerre mondiale, l’ouvrage s’imposera certainement par son sérieux et son caractère exhaustif comme une référence indispensable, apte à nourrir des comparaisons avec la situation des prisonniers allemands en France, par exemple, ou avec celle des internés civils en Allemagne.